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INSURRECTION12

Page history last edited by PBworks 15 years, 10 months ago

INSURRECTION

 

De Sword'n'Quill (Susanne Beck)

 

SwordnQuil@aol.com

 

écrit avec T Novan et Okasha

 

 

Traduction : Kaktus et Fryda

 

 

Table des matières

 

 

 

 

CHAPITRE DOUZE

 

 

1.

 

 

 

La lueur de la lune passe au travers de la fenêtre quand Koda se réveille et s’extirpe de son lit trop petit. Elle pose ses pieds sur le sol avec précaution, utilisant la lumière diffuse de la lune et son ouie exercée pour déterminer la position de ses deux jeunes frères, qui respirent doucement sur le sol tout près d’elle. La maison étant surpeuplée, Phoenix et Washington partagent maintenant cette chambre et tous deux ont passé la plus grande partie de la soirée à supplier et cajoler leur sœur pour qu’elle passe sa dernière nuit ici avec eux. Elle a fini par céder et a accepté d’occuper un de leur lit, ce qui, comme elle l’avait prédit, ne lui a permis de dormir que quelques heures.

 

 

 

En se redressant, elle contient un grognement quand ses muscles douloureux protestent. Elle s’étire, entendant craquer ses vertèbres, puis se fige lorsqu’un de ses frères – Phoenix, pense-t-elle – se retourne pour finalement retomber immédiatement endormi.

 

 

 

Je pense que je vais avoir besoin d’un massage spécial Maggie Allen à mon retour.

 

 

 

Son petit sourire s’efface lorsqu’elle réalise que c’est la première fois qu’elle pense à Maggie depuis qu’elle est là.

 

 

 

Par contre, à plusieurs reprises, durant ces trois jours, elle s’est surprise à penser à Kirsten King, la scientifique. Des pensées sans importance, rien de spécial. Mais cela l’a étonnée. Elle a sûrement d’autres choses à faire que se souvenir du sourire radieux qui a transformé la jeune femme en une personne magnifique ou de ses yeux qui ont étincelé telles des émeraudes. Et que dire de ses cheveux, rappelant à s’y méprendre l’or du soleil l’été et de la douceur qu’ils pourraient avoir sous ses doigts.

 

 

 

Doux Jésus, Dakota. Tu partages déjà ta vie et ton lit avec une femme. Une femme qui te respecte. Pourquoi t’intéresserais-tu à une scientifique arrogante à l’esprit obtus, qui est aussi glaciale qu’un hiver dans le Nord Dakota ?

 

 

 

Parce que, lui glisse une autre voix, la sienne pourtant, elle n’est pas comme ça. Pas à l’intérieur. Là où ça compte.

 

 

 

Comprenant que ce conflit intérieur n’est pas quelque chose qu’elle pourra résoudre dans l’immédiat, elle s’approche silencieusement de la fenêtre et jette un regard rapide à l’extérieur. La nuit est claire comme le cristal et elle peut dire juste en touchant la vitre que le froid est un peu moins saisissant. Voyager sera agréable.

 

 

 

Se détournant de la fenêtre, elle regarde ses jeunes frères profondément endormis. Cette image lui envoie comme un coup de poignard. Pour la première fois, elle se demande si partir est vraiment la meilleure chose à faire. L’image de Phoenix, treize ans, et Washington, presque onze, portant des fusils trop grands pour eux et tombant sous une grêle de balles tirées par des androïdes, lui noue l’estomac et elle sent ses paumes se recouvrir de sueur.

 

 

 

Soudain, la chambre lui semble trop petite et une peur panique s’empare d’elle. Mais la porte s’ouvre et laisse apparaître Tacoma, le visage soucieux. Leurs regards se rencontrent et Koda retrouve immédiatement son calme. Elle relâche une longue expiration et lève un doigt. Tacoma hoche la tête et ressort, laissant la porte entrouverte.

 

 

 

Koda regarde ses frères une dernière fois, essayant de mémoriser les ombres de leur profil. Elle sait que si elle les revoit un jour, ils ne seront plus les jeunes garçons qui dorment paisiblement devant elle mais des hommes.

 

Serai-je même capable de vous reconnaître ? Ou serez-vous devenus des étrangers pour moi, rien de plus que des visages traversant ma vie ? Elle essuie une larme sur sa joue. S’il vous plaît, ne laissez pas cela arriver. S’il vous plaît.

 

 

 

En s’accroupissant près d’eux, elle embrasse le bout de ses doigts et les dépose légèrement sur les joues duveteuses de ses frères. « Je vous aime. » murmure-t-elle. « N’oubliez jamais ça. Jamais. »

 

 

 

Elle se redresse, se dirige silencieusement vers la porte et avant de la franchir, leur jette un dernier long regard. Puis, les yeux embués, elle sort et ferme la porte derrière elle.

 

 

 

Elle retrouve Tacoma dans le couloir. Il lui passe un bras autour des épaules. « Ça va aller ? »

 

Elle hoche la tête avec un demi-sourire. « Tu aurais dû être chamane. »

 

 

 

Il rit doucement. « Rappelle-toi de ce que je t’ai dit, tanski. Wakan Tanka (NDLT : le Grand Esprit) nous a mélangés tous les deux. Il m’a donné les visions d’un guerrier et à toi celles d’un chamane. Et nous n’avons pas le choix. »

 

 

 

« Pas toujours. » répond-elle, passant un bras autour de son frère alors qu’ils traversent le couloir sombre.

 

Ils se retrouvent face à quelqu’un qui surgit devant eux depuis l’une des chambres.

 

 

 

« Hé, Houston. » murmure Koda en lui donnant une tape sur la poitrine. A seize ans, il est presque adulte et on devine à sa stature qu’il deviendra un bel homme robuste.

 

 

 

« Hau, Koda. Hau, Tacoma. »

 

 

 

« Tu te souviens de ce que je t’ai dit ? Si tu soupçonnes ne serait-ce qu’un léger début de danger, tu lances un SOS à Ellsworth et un escadron de Tomcats sera ici avant que tu aies eu le temps d’éternuer. »

 

 

 

« Ouais, je m’en souviendrai et je resterai sur mes gardes, ne t’inquiète pas. »

 

 

 

« Très bien. »

 

 

 

« Bon…Je suppose que c’est le moment, hein ? Est-ce que… » Il hésite un instant, puis se reprend. « Est-ce que tu reviendras ? »

 

 

 

Elle pose une main sur l’épaule de son jeune frère. « Oui. Quand tout sera fini, je reviendrai. Je te le promets. »

 

 

 

Il hoche la tête et déglutit avec difficulté, luttant contre les larmes. « On se souviendra de cette promesse. »

 

 

 

« On reviendra, petit frère. » assure Tacoma en lui donnant une tape sur le dos. « Compte sur nous. »

 

 

 

Avec un autre hochement de tête, il recule et les laisse passer, puis les suit jusqu’à la cuisine.

 

 

 

Là, ils se figent tous les trois. Themungha, le dos tourné, est en train de fourrer des provisions enveloppées de papier d’alu dans un grand sac de tissu. Elle époussette ses mains sur son tablier avant de se tourner vers ses enfants. Ses yeux cernés trahissent son manque de sommeil, et son visage est impassible. Elle ne montre aucune colère en tendant le sac à Dakota. « Des provisions. Pour votre voyage. Mangez-les avant que ce soit froid. »

 

 

 

Dakota saisit le sac, fixant sa mère. « Ina, je… »

 

 

 

 

« Non, plus de paroles. Tout a été dit. Allez-y maintenant, tous les deux. »

 

 

 

Tendant le sac à Tacoma, Dakota fait un pas en avant et courageusement enserre le corps de Themungha. « Je t’aime, Ina. » murmure-t-elle à l’oreille de sa mère. « Je t’aimerai toujours. »

 

 

 

Après un instant, Themungha se radoucit et lui rend son étreinte avant de saisir le visage de Koda et de le couvrir de petits baisers. « Je t’aime, chunkshi. De tout mon cœur. » Puis elle la lâche et recule. « Sois prudente et reviens à la maison. »

 

 

 

« Je reviendrai. » Elle met dans ces paroles toute la solennité qu’elle peut y mettre.

 

Sans se soucier des larmes qui coulent de ses yeux, elle se retourne, prend le sac des mains de Tacoma et s’en va.

 

 

 

Cinq minutes plus tard, Tacoma la rejoint dans la camionnette, ses propres larmes coulant sur ses joues. Leur père se tient debout derrière la vitre du conducteur, se penchant pour les regarder. « Faites un bon voyage. Combattez avec honneur et revenez chez nous. »

 

 

 

« On reviendra, Ate. » répond Tacoma.

 

 

 

Avec un hochement de tête, Wanbli Wakpa se recule. Koda met en marche le véhicule et s’engage sur la route qu’elle distingue mal entre ses larmes. « Allons-y. »

 

 

 

 

2.

 

 

 

Les doigts de Kirsten dansent sur le clavier, sélectionnant des données, les surlignant, les étudiant avant de les abandonner. Elle a passé seize heures chaque jour sur son ordinateur, depuis qu’elle a quitté l’hôpital de la base, contre l’avis des médecins. Seize heures par jour à chercher – non, corrige-t-elle, à creuser et fouiller – pour débusquer ce foutu code, et elle n’a absolument rien trouvé qui lui donne même l’espoir de pouvoir exterminer ces saloperies de droïdes. Le prêtre méthodiste qu’elle a connu dans son enfance lui a expliqué que l’amour infini de Dieu éliminait d’office l’existence de l’Enfer. Mais Kirsten sait depuis longtemps déjà que l’horrible existence vécue par un grand pourcentage de la population terrestre exclut à la fois la réalité de l’existence de Dieu et sa pitié.

 

Ce qui est honteux, pense-t-elle, parce qu’en ce moment, elle n’hésiterait pas à passer l’éternité en Enfer, juste pour avoir le privilège de faire rôtir le militaire idiot qui a ordonné la destruction de Minot. Avec un petit bruit dégoûté, Kirsten enregistre l’énorme donnée inutile qu’elle vient d’étudier, extirpe la disquette et en insère une autre. Juste au cas où il y aurait quelque chose qui pourrait être utilisable plus tard.

 

 

 

Les chances sont maigres. Deux fois rien du tout, c’est toujours pas grand-chose…

 

 

 

Depuis sa place sous la table, Asi gémit, levant la tête pour l’observer alors qu’elle se penche à nouveau sur son travail. Machinalement, elle le gratte derrière les oreilles, ce qui suffit à prouver au chien qu’elle va bien. Il se replonge dans son sommeil. Même avec la présence d’Asi, la maison semble étrangement vide. Et le fait de trouver ça étrange l’interpelle. Elle a toujours préféré sa propre compagnie et celle de son chien. En ce moment, c’est Asimov. Avant lui, c’était Flandry et encore avant Altair.

 

 

 

Kirsten s’est maintenant installée dans ce qui était à l’origine la deuxième chambre de la maison, et plus récemment la salle de musique-télé-bibliothèque de la colonel Allen.

 

Cette dernière est partie dans une de ses nombreuses missions de reconnaissance, qui sont devenues de plus en plus fréquentes ces derniers jours. Bien que la maison soit éloignée de la piste d’atterrissage, on ne peut manquer le bruit des avions qui décollent et elle a noté leur augmentation, même durant la nuit. La femme Lakota – Dakota, lui rappelle une voix intérieure, elle t’a demandé de l’appeler Dakota, tu te souviens ? – n’est pas là non plus. Elle est rentrée dans sa famille pour quelques jours, lui a confié la Colonel. Kirsten essaie d’être heureuse que quelqu’un puisse avoir encore une famille et un endroit où rentrer.

 

 

 

Pourtant ce départ imprévu l’a étrangement blessée.

 

 

 

Voilà la pensée la plus idiote que tu aies eu depuis ces six derniers mois, se réprimande-t-elle. Elles ne te manquent ni l’une ni l’autre. C’est juste que tu as pris l’habitude d’avoir d’autres êtres humains autour de toi, c’est tout.

 

 

 

Et si elle continue de se le répéter, elle finira par y croire.

 

 

 

« Et ça fera une belle jambe à la terre entière ? »

 

Elle ricane. « Mon Dieu, Kirsten. Tu es pathétique. Est-ce que quelqu’un te l’a déjà dit ? Vraiment pathétique. »

 

 

 

Avec un hochement de tête presque dramatique, elle retourne son attention sur les données de son écran. Rien. Rien. Toujours rien.

 

 

 

Brusquement, elle se lève et traverse la pièce en direction de la machine à café et s’en prépare une tasse. En dépit du chauffage, le sol est froid sous ses pieds pourtant bien chaussés. Tandis que la machine à café gargouille, elle s’appuie contre le bord du bar et frotte ses yeux des deux mains. Même avec ses lunettes, les lignes de chiffres sans fin ont réussi à brouiller sa vue comme son esprit.

 

 

 

Il doit bien y avoir une autre manière de trouver ce code, sans avoir besoin de fouiller toutes ces colonnes de chiffres et de lettres. Ce n’est pas seulement que cette recherche visuelle peut durer jusqu’à la prochaine ère glaciaire, mais c’est surtout que son état de fatigue pourrait lui faire manquer ce qu’elle recherche. Si on était dans Star Trek ou Cosmos 1999 ou un autre des univers de son enfance, elle demanderait tout simplement à l’ordinateur de trouver le code de mise en arrêt et l’ordinateur s’exécuterait. Mais comme ce n’est pas prêt d’arriver, il vaudrait mieux essayer de commencer par l’autre bout. Et se débarrasser de tout ce qui n’est pas une commande vitale.

 

 

 

Sa tasse de café à la main, elle se remet au travail, triant tous les paramètres ne correspondant pas à une commande simple. Cela n’est pas aussi facile que cela paraît et elle passe les heures suivantes à sélectionner et télécharger les données qui pourraient lui être utiles, mais cela ne représente rien de plus qu’un tas de détritus digitaux.

 

 

 

Deux heures plus tard, il ne lui reste plus que deux douzaines de lignes chiffrées. Et au milieu d’entre elles se trouvent des mots de passe ainsi qu’un code d’entrée crypté.

 

 

 

Oui ! Elle remue ses doigts endoloris en direction de l’écran. Tu pensais être un défi impossible pour la rencontre annuelle des pirates informatiques d’Orange County. Prépare-toi à rencontrer ton destin.

 

 

 

La rencontre d’Orange County ? Le destin ? Doux Jésus, pense-t-elle : je dois être complètement HS.

 

 

 

Les mots de passe sont assez difficiles à décrypter mais elle y parvient en trente minutes. Le code lui prend plus de temps, mais lorsque le soleil a parcouru la moitié de son trajet dans le ciel de l’après-midi, elle l’a décrypté lui aussi. Elle clique sur le bouton Enter et retient son souffle.

 

 

 

Des colonnes de chiffres et de lettres se remettent à défiler sur l’écran. Quelque part parmi eux, si elle est chanceuse, se trouve le code final qui maîtrisera tous les droïdes et permettra aux survivants de retourner à une vie un peu plus proche de la normale. Ça ne sera plus jamais pareil, elle le sait. Le simple fait que les femmes soient maintenant en nombre bien supérieur par rapport aux hommes, changera tout le fonctionnement de la société. Le pouvoir sera distribué différemment et utilisé différemment. Avec une boule dans l’estomac, Koda saisit le code qui a détruit le droïde prisonnier et a failli la tuer. Elle tape « Trouver code similaire » et attend, le front pressé contre ses mains.

 

 

 

S’il vous plaît, mon Dieu, n’importe quel dieu. Faites que ça marche.

 

 

 

Quand elle regarde à nouveau l’écran, des lignes différentes sont apparues. Les mains tremblantes, elle regarde les symboles s’inscrire devant ses yeux, lettre par lettre, chiffre par chiffre. Puis tout se remet à changer ; une donnée différente apparaît.

 

 

 

Oui. Oui ! Une petite voix dans son esprit lui glisse que ce n’est peut-être pas ce qu’elle cherche, mais elle refuse d’y croire. Les données continuent de défiler, elles sont différentes des autres. Mais elles s’arrêtent abruptement.

 

 

 

Kirsten recommence la manoeuvre, mais les données stoppent à nouveau. Incomplet. Elle lance la commande une troisième fois. Toujours incomplet. Une quatrième fois. Rien. Elle a une partie du code, pas plus. Elle met sa tête dans ses mains et des larmes silencieuses et amères coulent sur ses joues.

 

 

 

Après un moment, elle lève les yeux et éteint l’ordinateur. Si elle n’a pas le code complet, elle en a au moins une partie et pourra peut-être travailler là-dessus une fois que son esprit sera plus reposé. Elle est consciente qu’elle ne pourra rien accomplir de plus dans son état actuel de fatigue. Elle se lève, prend sa veste suspendue à l’entrée et siffle Asi. Il bondit vers elle et la pousse contre l’embrasure de la porte, avant de s’élancer vers la place de parc puis dans la rue enneigée. Il se retourne un peu plus loin pour l’attendre, la langue pendante, son souffle projetant des petits nuages de vapeur dans l’air froid.

 

 

 

 

En colère contre son échec et contre elle-même, refusant pourtant d’y penser, Kirsten laisse à Asimov le choix de leur itinéraire. Il l’entraîne vers le quartier des maisons abandonnées, où des véhicules qui n’ont plus été utilisés depuis l’insurrection forment des monticules de neige. Personne ne s’en est occupé. Ceux qui les ont abandonnés ont eu d’autres soucis à régler.

 

 

 

A la fin du cul de sac, Asi quitte le quartier résidentiel pour se diriger vers une petite forêt autour d’un étang étroit. L’eau gelée luit sous le soleil bas, se teintant d’or et de pourpre. Comme du feu, pense Kirsten. Du feu sur l’eau.

 

 

 

Signe d’un renversement soudain. D’une révolution.

 

 

 

Si c’est un présage, il arrive trop tard.

 

 

 

Asimov gambade non loin d’elle, courant en avant, se retournant en jappant, puis courant à nouveau. Heureux de ne plus être confiné dans la maison et ayant clairement envie de jouer. Kirsten ramasse une branche au sol et la brise sur un de ses genoux. « Asi ! » crie-t-elle. « Rapporte ! »

 

 

 

Elle lance le bâton plusieurs mètres en avant et Asi bondit dans la neige pour aller le chercher, comme si le sort du monde en dépendait. Il revient, le bâton entre les crocs, et le dépose à ses pieds, la regardant avec espoir. Elle le saisit et fait semblant de le lancer. Il se retourne pour s’élancer mais stoppe en ne voyant pas le bâton et fait demi-tour en lui lançant un regard de reproche. Elle le lance deux fois de plus, puis envoie le jouet improvisé au milieu des arbres dénudés. Asi s’y élance, grimpant sur un petit talus qui doit certainement être l’amas de racines d’un très grand arbre, puis longe une rangée de sycomores qui marquent la ligne que doit atteindre l’eau pendant la saison estivale. Kirsten se fraye péniblement un chemin derrière lui. Elle grimpe sur l’amas de racines en faisant attention de ne pas se coincer les pieds dans les branches noueuses qu’elle sent sous la neige. Elle échoue et tout en battant l’air de ses bras, se retrouve étalée dans la neige. C’est seulement quand elle est parvenue à se remettre sur ses pieds et époussetée qu’elle se rend compte que Asi a disparu.

 

 

 

« Asi ! Asimov ! Ici ! »

 

 

 

Pas de réponse.

 

 

 

« Asi ! Aux pieds ! Maintenant ! » Elle crie, pas loin de la panique.

 

 

 

Toujours pas de chien, mais à plusieurs mètres sur sa gauche lui parvient un gémissement plaintif. Suivant les traces de pattes dans la neige, elle se dirige vers le tronc d’un arbre imposant dont les branches nues s’étendent sur l’étang. Asi est assis sous l’arbre et regarde vers le haut. Il gémit à nouveau, cette fois avec un air presque suppliant.

 

 

 

A environ 2 mètres du sol, un raton laveur est installé sur la fourche d’une branche. C’est un vieux mâle, de la moitié de la taille du chien. Il est en train de grignoter délicatement un gland, le faisant habilement tourner entre ses pattes aux longs doigts. Il s’arrête quand Kirsten arrive et la fixe de ses yeux dorés qui brillent au centre de son masque de fourrure noire.

 

 

 

Des images fusent spontanément dans l’esprit de Kirsten. Une femme au corps nu recouvert de spirales et de soleils bleus, brandissant une lance et un bouclier en bronze. Une autre femme au visage âgé empreint de sagesse, enveloppée de soie rouge. Une main tendue, qui n’est pas humaine et une voix dans le vent. ‘Retourne d’où tu viens, ce n’est pas encore le moment.’

 

 

 

Puis elles disparaissent et elle se retrouve debout sous un arbre en compagnie d’un chien désappointé et d’un raton laveur qui les toise avec dédain, en mangeant tranquillement son dîner.

 

 

 

Kirsten siffle et cette fois-ci Asimov obéit. Ils retournent vers la maison dans le soir qui tombe, le ciel prenant une couleur bleu foncé, teintée de pourpre vers l’ouest. Quand les premières étoiles apparaissent, le froid se fait plus saisissant. Et alors qu’ils s’engagent dans la rue de Maggie, Asimov s’élance en avant, jappant aussi fort que le chien de Baskerville.

 

 

 

Une camionnette bleu foncé est parquée devant la maison, une camionnette avec le sigle V des Vétérinaires encore lisible dans la semi obscurité.

 

 

 

Koda est de retour.

 

 

 

Sans le vouloir, le rythme des pas de Kirsten s’accélère. Le battement de son cœur aussi. Elle voit Koda s’extirper du siège conducteur, puis être rejointe par une deuxième silhouette, plus grande, mais arborant le même maintien, empreint de calme et de fierté. Avec un effort délibéré, Kirsten ralentit son pas et rejoint les nouveaux arrivants au moment où Koda tourne la clef dans la serrure de la porte de la cuisine. Sous la lumière du parking, Kirsten est frappée par leur ressemblance et la crainte qui était née en elle s’estompe immédiatement.

 

 

 

 

« Bonjour. » dit-elle quand Koda se retourne vers elle avec un sourire.

 

 

 

« Hé, regardez qui le chien nous ramène. » la taquine gentiment Koda en gratifiant Asi d’une caresse derrière les oreilles. Asimov est en extase et pour la première fois, Kirsten ne s’irrite pas du fait que son chien soit manifestement tombé amoureux de cette femme.

 

 

 

Mais à la consternation d’Asimov, Koda retire sa main pour la poser sur la poignée de la porte, « Entrons au chaud. »

 

 

 

Ils sont frappés par une explosion agréable de chaleur et de lumière quand ils pénètrent à l’intérieur. Asi rejoint immédiatement sa place près du feu et retrouve l’os que Maggie y a laissé pour lui. Avec un soupir de satisfaction, Koda dépose son grand sac sur la table de la cuisine et fait signe à son frère de faire de même. Puis elle sourit à nouveau à la jeune scientifique. « Docteur King, voici mon frère Tacoma. Tacoma, je te présente le docteur Kirsten King. »

 

 

 

Avec un sourire identique à celui de sa sœur – au point qu’ils pourraient passer pour des jumeaux – Tacoma avale la main de Kirsten dans la sienne. « Très heureux de vous rencontrer, Madame. »

 

 

 

Kirsten étouffe un petit rire moqueur. « J’aime à penser que je suis un peu jeune pour le Madame, Monsieur Rivers, mais je suis heureuse aussi de vous rencontrer. »

 

 

 

« Vous savez quoi ? Vous m’appelez Tacoma et je laisse tomber le Madame, Madame. »

 

 

 

Charmée, Kirsten sourit en relâchant la main de Tacoma. « Ça marche, Tacoma. »

 

 

 

Avec un signe de tête plein de respect, Tacoma recule d’un pas et regarde autour de lui. « Pas mal cet endroit. »

 

 

 

« Les quartiers d’un Colonel. » répond succinctement Koda. « Et ne t’y habitue pas. Tu vas aller rejoindre Manny. »

 

 

 

« Je sais. » réplique Tacoma avec une grimace. « Le règlement dit que ce genre d’endroit n’est pas pour un troufion comme moi. »

 

 

 

L’étincelle dans ses yeux noirs laisse entendre à Kirsten que cette plaisanterie entre eux est usée mais toujours appréciée.

 

 

 

Fourrageant dans les affaires sur la table, Koda en retire le sac de vivres que sa mère lui a donné. « Attends, je vais te donner ta part. »

 

 

 

Tacoma lève une main. « Non, pas besoin, tanski. Il va bien falloir que je m’habitue à la nourriture militaire tôt ou tard. Et il vaut mieux tôt que tard. Garde tout ça. »

 

 

 

Sans l’écouter, elle en sort deux tranches de pain et de la viande séchée emballée dans de l’alu. « Donnes-en à Manny. Je suis sûre qu’il appréciera. »

 

 

 

« L’apprécier ? » s’exclame Tacoma en riant. « Il va s’en foutre jusque… » Son visage s’empourpre et il manque de se mordre la langue, en adressant un regard coupable à Kirsten. « Euh… désolé, Madame. »

 

 

 

Kirsten passe du regard mortifié de Tacoma au visage de Dakota. L’amusement qu’elle lit dans ces yeux magnifiques lui fait presque perdre son sang froid et elle se mord l’intérieur de la joue afin de s’empêcher d’éclater de rire. La douleur, même ténue, suffit à lui éclaircir les idées et elle parvient à adresser au jeune homme ce qu’elle pense être un signe de tête honorable. « Ce n’est rien, Tacoma. Si ces provisions sont aussi bonnes que leur odeur, je peux comprendre la réaction. »

 

 

 

Le soulagement de Tacoma est presque palpable et il prend humblement la nourriture des mains de sa sœur pour la déposer dans son sac militaire.

 

 

 

Incapable de se contenir plus, Koda éclate de rire, saisit le bras de son frère et avec un clin d’œil pour Kirsten, emmène Tacoma à l’extérieur, dans l’obscurité de la nuit du Sud Dakota.

 

 

 

 

3.

 

 

 

Une heure plus tard, Koda se glisse silencieusement dans la maison. L’intérieur est complètement sombre mise à part la lumière qui passe par la porte entrouverte de la pièce que Kirsten utilise comme bureau. Aussi silencieuse qu’une ombre, Koda s’en approche et regarde à l’intérieur. Kirsten est assise au bureau, la tête appuyée dans une main. Ses lunettes reflètent la lueur de l’écran qui donne à son visage un teint verdâtre et maladif.

 

 

 

Comme si elle sentait la présence de Dakota, Kirsten cligne des yeux et détourne la tête de lignes de formules qui défilent sur l’écran. Son sourire de bienvenue est pâle et entraîne Koda à traverser la pièce jusqu’au bureau.

 

 

 

« Salut. »

 

 

 

« Salut. Votre frère est bien installé ? »

 

 

 

Dakota grimace ironiquement. « Oh oui. Quand je l’ai laissé, il était en train de régaler ses compagnons de plaisanteries sur les pilotes qu’il a apprises à l’armée. »

 

 

 

Kirsten tressaille.

 

 

 

« Ne vous inquiétez pas pour lui. Il a servi au combat avec plusieurs d’entre eux. Ça va jacasser toute la nuit, là-dedans. »

 

 

 

« C’est un homme sympathique. »

 

 

 

« Tacoma ? Oui, c’est un type bien.» Le sourire de Dakota est affectueux et il réchauffe quelque chose de très profond en Kirsten.

 

 

 

« C’est votre seul frère ? »

 

 

 

« Si seulement. » répond Dakota en souriant doucement. « Non, nous sommes dix. Tacoma est l’aîné. Je suis en troisième position, juste après ma sœur Virginia. »

 

 

 

« Tacoma, Virginia, Dakota… »

 

 

 

« … Washington, Houston, Phoenix, Montana, Carolina, Dallas et Orlando. Ma mère est folle de géographie. »

 

 

 

« Ah bon ? Je n’aurais pas deviné. »Le ton de Kirsten est neutre mais ses yeux brillent d’une façon très plaisante, se dit Dakota.

 

 

 

«Si, si, je vous assure.» Elle marque une pause. « Et vous ? Des frères et sœurs ? »

 

 

 

Un voile passe devant les yeux de Kirsten, teintant le vert d’une triste couleur brune. Koda lève une main et fait un pas en arrière, avec l’intention de clore la conversation. « Non, ne répondez pas. Je… vous verrai demain. Bonne nuit. »

 

 

 

« J’étais fille unique. » Kirsten lâche les mots de façon saccadée, presque comme les balles d’une mitraillette. Elle montre du soulagement lorsque Dakota stoppe sa retraite et lui jette un regard, certes neutre, mais en aucun cas hostile. « Ils voulaient une grande famille, mais mon père a croisé le chemin d’une mine en Irak… »

 

 

 

« Merde. » souffle Koda.

 

 

 

« Ouais. Il est resté quelque temps à l’hôpital mais s’est bien remis. Et j’ai été très gâtée après ça, même pourrie. » Elle lui sourit amèrement. « Mais vous vous en êtes rendue compte. »

 

 

 

Koda reste silencieuse face à cette remarque.

 

 

 

Kirsten rougit un peu et se détourne. Le ton bas de la voix de Dakota la fait se retourner.

 

 

 

« Ne vous inquiétez pas. Tout va bien se passer. »

 

 

 

L’expression sur le visage de Kirsten donne à Koda un aperçu de ce qu’a pu être l’enfance de la jeune femme plus clairement qu’aucune photographie. Elle sent son besoin primal d’être acceptée et rassurée et se sent poussée en avant. Sans bruit, elle traverse la pièce et l’épaule qu’elle sent soudainement sous sa main semble aussi fragile et complexe qu’une aile d’oiseau brisée.

 

 

 

Sous le toucher, Kirsten inspire doucement entre ses dents serrées. La main sur son épaule la brûle comme si on la marquait au fer rouge, mais est aussi apaisante qu’un baume, engendrant un paradoxe de calme et d’inquiétude.

 

 

 

Mais ce n’est pas de l’inquiétude que tu ressens.

 

 

 

La ferme.

 

 

 

Il est temps de regarder la réalité en face et d’appeler un chat un chat, petite K.

 

 

 

La ferme.

 

 

 

Tu ne peux pas vivre cette nouvelle vie que tu essaies de te construire avec ta tête enfoncée dans le sable, Kirsten. Fais face à tes sentiments. Et peut-être que tu te mettras à vivre au lieu de juste exister. Pense à ça.

 

 

 

La voix s’évanouit dans le néant et Kirsten réalise qu’elle a fermé les yeux au moment où elle les rouvre. Koda la regarde, ses traits empreints d’inquiétude et de compassion. Kirsten parvient à lui sourire faiblement et Koda fait de même comme si c’était la chose la plus naturelle au monde.

 

 

 

Fais face à tes sentiments.

 

 

 

Sa voix intérieure la pousse à laisser franchir ses mots. « Merci. »

 

 

 

Dakota hausse les sourcils. « Pour quoi ? »

 

 

 

Kirsten hausse une épaule. « Pour être ici, je suppose. Parfois, j’oublie ce que c’est que d’avoir une conversation normale avec un autre être humain. Asi est toute ma vie mais… il n’est pas très doué pour parler. »

 

 

 

En riant, Koda relâche l’épaule de Kirsten et recule d’un pas, remettant de la distance entre elles. « Donnez-lui un peu de temps. Vous pourriez être surprise de ce qu’il vous dira. »

 

 

 

Kirsten lui jette un regard étrange. « Si vous le dites. »

 

 

 

« Je le dis. » réplique Koda en souriant, avec un clin d’œil. « Je vous vois demain. Dormez bien. »

 

 

 

« Je vais essayer. Vous aussi. »

 

 

 

« Merci. Bonne nuit. »

 

 

 

Une fois la porte fermée et Kirsten à nouveau seule, elle se remémore la sensation de la main de Koda sur son épaule et s’en enveloppe comme d’une chaude couverture. Ses yeux se ferment à nouveau et elle passe la barrière de l’insomnie vers le sommeil sans même s’en rendre compte.

 

 

 

 

4.

 

 

 

Dans son rêve, Koda erre dans les Collines Noires, le territoire sacré de son peuple depuis des temps immémoriaux. Ses falaises s’élèvent comme des ombres de pierre, tels des remparts aux angles saillants. Ses replis cachent l’entrée de grottes menant au centre de la terre ; certaines ne sont que des abris étroits, d’autres s’enfoncent sous terre plus loin que ce que l’on peut imaginer. C’est l’endroit où les Lakota sont nés, issus du sein d’Ina Maka elle-même, apparaissant pour la première fois sous la lumière du soleil en tant que race humaine et nation. Elle y erre pourtant sous une forme plus ancienne, qui se déplace sans bruit sur le basalte du canyon. A sa gauche se déplace tout aussi délicatement sur les fissures du rocher volcanique un chat sauvage, ses larges pattes touchant à peine la surface. Ses oreilles sont dressées, interrogeant l’air de la nuit, à l’affût d’une proie ou d’une menace. Sur sa droite avance un couguar, sa fourrure argentée brillant sous la lueur de la lune, ses yeux pailletés dans le reflet des étoiles.

 

 

 

Un quatrième animal marche à leurs côtés, plus petit mais avec des pattes agiles et le masque noir d’un bandit.

 

 

 

Elle reconnaît le chat sauvage. Même dans son rêve, Koda est consciente que la forme humaine de l’animal est couchée près d’elle sous l’édredon. Le couguar, ses muscles ondulant comme les vagues d’une rivière sous sa fourrure, est l’esprit guerrier de son frère, Tacoma. Alors qu’elle s’interroge à propos du quatrième animal, des nuages passent devant la lune et masquent aussi les étoiles. Le tonnerre gronde, son écho se répercutant sur les falaises comme le son du tambour lors de la Danse du Soleil. Avec les autres créatures qui l’accompagnent, elle grimpe maintenant sur un sol escarpé, sautant de rochers en rochers. Le quatrième animal les suit, tentant de ne pas prendre de retard. Des éclairs barrent le ciel et le tonnerre résonne encore plus fort jusqu’à ce que le monde entier tremble autour d’eux. La foudre tombe sur le rebord où ils se trouvent, fait céder la roche et les projette dans le vide. Ils tombent, tombent dans la nuit, dans le monde immatériel duquel Ina Mata les avait appelés, la tête en avant, ils tombent encore et encore et…

 

 

 

« Bon Dieu, qu’y a-t-il ? »

 

 

 

Les mots ont pénétré la cacophonie du tonnerre et de l’avalanche de rochers. Koda est vaguement consciente de la présence de Maggie alors qu’elle roule de côté et allume la lampe de chevet. « Désolée. » dit-elle alors que la lumière les éblouit. Elle se redresse, encore à moitié dans son rêve.

 

 

 

« Que… »

 

 

 

« Il y a quelqu’un à la porte. » Maggie sort de sous l’édredon et se glisse dans la robe de chambre qu’elle a laissée sur le dossier de la chaise. Elle saisit son arme posée sur la table de chevet et enlève le cran de sûreté. « Je reviens. »

 

 

 

Koda enfile sa chemise dès que Maggie a fermé la porte doucement derrière elle. Son esprit revient au moment présent et elle suit l’autre femme, pieds nus. Quelqu’un qui frappe à la porte à 4h30 du matin ne peut signifier que des ennuis. Le courant froid qui parvient de la porte ouverte envoie de la chair de poule sur ses jambes nues. Dans le couloir en face d’elle, Asimov monte la garde devant la porte de la salle à manger, les oreilles dressées. Kirsten tient son collier d’une main et son 45 de l’autre. En dépit des cernes sous ses yeux, son regard est aiguisé et brille comme de l’obsidienne.

 

 

 

Koda lui sourit, et Kirsten fait de même en retour juste au moment où Maggie fait entrer le visiteur et ferme la porte derrière lui. Emmitouflé jusqu’au yeux, la vapeur provoquée par son propre souffle masquant son visage, il salue Maggie puis regardant par-dessus son épaule, fait de même pour Koda et Kirsten. Maggie se retourne et sourit en trouvant ces inhabituelles gardes du corps derrière elle. « Je vous écoute, Caporal. Le Dr Rivers et le Dr King sont fiables. »

 

 

 

« Bien, mon Colonel. » répond-il, détournant précautionneusement ses yeux des jambes nues de Koda et de la silhouette de Kirsten dont le long collant chaud ne cache pas les formes.

 

C’est pourquoi il semble plutôt s’adresser au couloir d’entrée avec sa rangée de vestes et de chapeaux. « Le Général vous envoie ses compliments. Il y aura un meeting de tout le staff des officiers au Quartier Général à 05 :00 Des petits groupes armés semblent se diriger de Peterson en direction de Colorado Spring et de Space Wing vers Warren. Cette menace de danger et comment y répondre sera à l’ordre du jour. » Le soldat salue à nouveau. « Mon Colonel. »

 

 

 

« Merci. Caporal. Mes compliments au Général. J’y serai. »

 

 

 

Maggie ferme la porte derrière le messager et se retourne vers Kirsten et Koda avec un sourire. « Merci pour avoir assuré mes arrières. » Son regard se fait plus sérieux. « C’est ainsi que ça va se passer maintenant, vous savez. » continue-t-elle gravement. « Chaque personne inconnue peut représenter un danger potentiel. Chaque fait inexpliqué peut être mortel jusqu’à ce qu’il soit expliqué ou neutralisé. » Le regard de la Colonel s’arrête sur Kirsten. « Les femmes vont occuper la plupart des postes à responsabilité dans toutes les professions qui ont survécu. Nous allons devoir combattre les droïdes jusqu’à leur destruction totale. Après cela, nous devrons encore combattre – contre d’autres femmes le plus souvent – pour reconstruire la nation. Le reste de nos vies va ressembler à ce qui se passe maintenant. »

 

 

 

Un sourire ténu se lit sur les lèvres de Kirsten, mais il n’y a aucune ironie dans sa voix. « En avant dans le passé, en résumé. »

 

 

 

« On recommence tout depuis le début. » murmure Koda. Et elle retrouve son rêve, le pays des premières créations avant que les humains s’éloignent de Ina Maka et que le pouvoir n’appartenait qu’à elle et ses filles. A travers sa vision, Koda voit s’effacer le visage de Kirsten, remplacé par une femme vêtue d’un court costume de cuir, la tête couronnée d’un masque représentant un oiseau entouré d’une couronne de plumes. Quant à Maggie, sa silhouette s’est transformée en celle d’une femme à la peau dorée, tenant des couteaux dans chaque main. En un quart de seconde, sa vision se dissipe et elle se retrouve debout dans le couloir en compagnie de deux autres femmes peu vêtues, grelottantes et en manque de café. « Je m’occupe du petit déjeuner. » dit-elle et elle suit Maggie dans leur chambre pour aller s’habiller.

 

 

 

Quinze minutes plus tard, Maggie sort de la place de parc, munie d’un gobelet de café et d’une tranche de pain de Themungha. Koda entend couler l’eau de la douche dans la salle de bains et un soupçon du parfum de lavande du savon de Maggie se mélange avec l’arôme du café colombien et des œufs brouillés. Koda coupe plusieurs tranches du pain de Themungha et place sur la table le lait et les oeufs frais que sa mère lui a donnés. Les œufs sont bruns et bien que l’esprit scientifique de Koda sache bien que la couleur de leur coquille reflète simplement la couleur des poules qui les ont pondus, elle n’a jamais pu se défaire de la conviction de sa mère qui jure que les œufs bruns sont plus savoureux et nourrissants que les blancs. Un psychologue dirait que les convictions de sa mère sont influencées par sa couleur de peau, mais Koda sait parfaitement que beaucoup de fermiers blancs pensent pareil. Admets-le, se dit-elle en hachant des oignons doux et des tomates, ils sont meilleurs et sans raison particulière.

 

 

 

Le riche arôme des oignons et des tomates s’infiltre dans la chambre de Kirsten pendant qu’elle enfile son pull et ses chaussures, se mêlant au parfum d’herbes du savon s’attardant sur sa peau. Cela lui rappelle un peu ses week-ends sur la plage de Tijuana et les butins proposés sur les étals du marché qu’une petite fille de dix ans avec trop peu d’amis et un surplus d’imagination trouvait exotiques. Cela lui rappelle aussi Los Jacales, le restaurant mexicain, minuscule mais incomparable, juste à côté de la base, où elle et ses parents allaient prendre leur petit déjeuner tous les dimanches. Ce souvenir lui cause une réelle douleur au cœur, presque physique, plus forte que la douleur causée par le défibrillateur et les contusions qui s’attardent sur sa poitrine. Avec précaution, elle sort une petite boîte en rotin du pantalon qu’elle portait la veille et la met dans la poche du nouveau. Elle contient des petites poupées guatémaltèques, achetées pour elle il y a plus de vingt ans par son père. Elle se souvient des noms qu’elle a donnés à chacune d’entre elles et des histoires qu’elle s’est racontée à leur sujet.

 

 

 

C’est un des rares souvenirs qui la relie au passé. Etrangement, elles représentent maintenant plus un talisman pour conjurer le futur qu’un vestige de son enfance. Le peuple et la société traditionnelle qu’elles représentent ont toutes les chances de survivre maintenant. Alors qu’elle ouvre la porte donnant sur le couloir, elle réalise que durant ces dernières semaines, le passé a perdu un peu de sa main mise sur elle. Ou c’est plutôt elle qui l’a d’une manière ou d’une autre effacé, elle n’en est pas sûre. Pour la première fois, depuis qu’elle a quitté Washington, le futur a un nom et une maison. Malgré toute l’horreur passée, la Terre ne s’est pas arrêtée de tourner sur son orbite. Quelque part, au fond de son esprit, elle pense, contre toute attente, qu’elle pourra peut-être vivre pour voir la naissance d’un monde neuf et différent.

 

 

 

Et ce n’est peut-être pas une mauvaise chose du tout.

 

 

 

Elle a Asi, dont le retour a été miraculeux, si toutefois elle croyait aux miracles. Et elle a – non, pas exactement des amis – mais des collègues et des compagnons qui partagent ses objectifs. « Bonjour. » dit-elle à une de ces personnes en pénétrant dans la cuisine. La fenêtre au-dessus de l’évier lui révèle un ciel totalement noir. « On est au milieu de la nuit, mais bon… »

 

 

 

Dakota tourne brièvement la tête de ses fourneaux pour lui sourire. « Le petit déjeuner est presque prêt. » Elle désigne la table où attend une tasse de café. « Asseyez-vous. »

 

 

 

Kirsten sucre son café et l’additionne d’une généreuse cuillérée de crème. L’adrénaline de tout à l’heure a disparu mais elle en sent encore la réaction. La caféine et le glucose ont le même effet sur son organisme qu’un coup de tonnerre un jour de beau temps, terminant le travail que la douche chaude a commencé. Elle regarde l’autre femme en train de préparer leur repas, se déplaçant dans la pièce avec l’élégance saccadée d’un grand prédateur – un guépard, peut-être, ou un loup. Elle porte la même chemise en flanelle que tout à l’heure, mais elle est rentrée maintenant dans son jean qui dissimule à peine l’élégance de ses longues jambes. Ses cheveux, qui cascadaient sur ses épaules, comme une rivière sous la lune, sont retenus par un élastique. Cette coiffure met en évidence les contours anguleux de ses pommettes, la ligne généreuse de sa bouche et les inexplicables yeux bleus.

 

 

 

Kirsten sent une chaleur se répandre sur ses joues qui n’a rien à voir avec les effets du café. Elle se retrouve soudainement désorientée, comme si la pièce s’était sans explications tournée à l’envers. Pour cacher sa confusion, elle demande : « Que pensez-vous qu’il se passe ? »

 

 

 

Dakota – Koda – casse un œuf dans une poêle et y dépose aussi deux tranches de pain. « Les droïdes vont essayer de nous éliminer, s’ils le peuvent. Il y a encore trop de choses qui fonctionnent à leur goût. Nous les avons attaqué avec succès. » Avec un léger mouvement du poignet, elle tourne les deux tranches de pain. « Nous sommes un danger trop évident pour qu’ils nous laissent tranquilles. »

 

 

 

« Ces petits groupes dont a parlé le Caporal vont donc essayer d’attaquer la base ? »

 

 

 

« Si nous les laissons faire, oui. » Koda fait glisser les œufs et les toasts dans des assiettes. « Mais ça ne sera pas le cas, je suppose. »

 

 

 

« Au moins, le nombre de modèles militaires est limité. C’est un léger réconfort. »

 

 

 

« Pas assez pour compenser le bombardement de l’usine, toutefois. » Koda s’installe à la table en face de Kirsten et son regard rencontre le sien. « Si ça n’était pas arrivé… »

 

 

 

« J’aurais plus que la moitié du code et tout pourrait être terminé. » Elle soutient le bleu intense du regard de Koda. « Ecoutez, je viens d’une famille de militaires. Pas besoin de m’expliquer comment les gradés foirent tout régulièrement. Ça fait partie du métier. »

 

 

 

Koda hoche la tête. « Tacoma connaît des histoires qui vous feraient hurler. Munitions insuffisantes, ordres tronqués ou faux... »

 

 

 

Kirsten prend une fourchette et stoppe en voyant Koda mordre dans son toast.

 

Suivant son exemple, elle s’empresse ensuite de saisir une serviette pour essuyer le beurre qui lui coule sur le menton. « Bon sang. » dit-elle. « Vous êtes une bonne cuisinière. »

 

 

 

« Pas spécialement. J’ai grandi en aidant ma mère à cuisiner pour une grande famille. Beaucoup de pratique donc. »

 

 

 

De sous la table, Asi gémit et Kirsten coupe un morceau de son toast. Koda fait pareil et laisse tomber le morceau dans son écuelle. Il disparaît en une nanoseconde. Dakota sourit. « Trop gâté. »

 

 

 

« Carrément pourri. » approuve Kirsten, coupant un second morceau qui disparaît de la même manière. « Vous retournez à la clinique aujourd’hui ? »

 

 

 

« Ce matin, oui. Et vous ? »

 

 

 

« Je vais travailler sur ce code jusqu’à ce qu’il me rende dingue. Et puis j’irai promener Asi pour reprendre mes esprits. »

 

 

 

« Est-ce que je peux vous trouver quelque chose qui vous aiderait ? Des disquettes ? Une imprimante ? »

 

 

 

Kirsten secoue la tête et repousse sa chaise. « J’avais du bon matériel dans ma camionnette. » Alors qu’elle se lève, une pensée étrange lui traverse l’esprit et elle demande : « Les animaux signifient quelque chose dans vos traditions, n’est-ce pas ? Symboliquement, je veux dire. »

 

 

 

La réaction de la femme Lakota est immédiate mais presque imperceptible. Il y a un temps, pense Kirsten, où je n’aurais pas remarqué cela. « Je ne voulais pas être impolie. Mais Asi a trouvé un raton laveur hier et j’ai trouvé ça étrange. Ils n’hibernent pas ? »

 

 

 

« Non, pas vraiment. Ils dorment beaucoup et survivent grâce à leur graisse. Ils sortent de leur tanière de temps en temps pour se nourrir. »

 

 

 

« Cela veut dire que le froid ne va pas encore nous quitter alors ? » Kirsten change le sens de la discussion. Pour elle ne sait quelle raison, c’est important pour elle de ne pas offenser cette femme. « Je n’ai jamais vu autant de neige de toute ma vie. »

 

 

 

« Non, je crois bien que nous n’en avons pas encore fini avec le froid. »

 

 

 

Kirsten hausse les épaules et se dirige vers la porte. « Dommage. »

 

 

 

 

 

La voix de Koda l’arrête. « Il signifie le déguisement, Kirsten, et le besoin d’abandonner sa vieille identité. Il signifie la transformation. »

 

 

 

Et elle se retrouve plongée à nouveau dans cette longue chute vers la mort. Et face à une boule de muscles sous une fourrure grise d’où finit par émerger un petit visage pointu aux yeux dorés. Son museau s’agite et la créature se met à parler d’une voix qui ferait taire le tonnerre, un long doigt pointé vers elle pour lui barrer le passage.

 

 

 

Retourne d’où tu viens. Ce n’est pas encore le moment.

 

 

 

Son cœur bat la chamade et une sueur froide parcourt son corps. Ce n’est pas encore le moment.

 

 

 

« Merci. » dit-elle. Et elle se sauve.

 

 

 

A nouveau.

 

 

Table des matières

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