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INSURRECTION17

Page history last edited by PBworks 15 years, 9 months ago

INSURRECTION

 

De Sword'n'Quill (Susanne Beck)

 

SwordnQuil@aol.com

 

écrit avec T Novan et Okasha

 

 

Traduction : Kaktus et Fryda

 

Table des matières

 

 

 

CHAPITRE DIX-SEPT

 

 

Maggie soulève sa sacoche du siège de la voiture et sent son épaule tirer des suites de la récente bataille. ‘La dernière contrariété’ comme l’a baptisée un imbécile quelconque qui en a fait un terme apparemment devenu coutumier.

 

Les morts ont été enterrés, les leurs sur le terrain de parade – car comme Kirsten l’a énergiquement fait comprendre au Général Hart, il ne risque pas d’y avoir de parades avant longtemps à Ellsworth – les ennemis dans une fosse creusée dans le vaste champ où a eu lieu la bataille.

 

Ce qu’il restait des droïdes et de leurs véhicules a été rassemblé afin de récupérer le métal et les parties utilisables. Un groupe de soldats est en train de reconstruire le pont. Un autre groupe, sous les ordres de Tacoma Rivers et accompagné de techniciens, est parti visiter une ferme éolienne à Rapid City afin d’étudier la possibilité de déménager deux ou trois gros générateurs pour la Base.

 

 

 

La vie, pense-t-elle amèrement, revient à la normale.

 

 

 

Sauf que, bien évidemment, rien n’est normal.

 

 

 

La pression inhabituelle d’un bandage autour de sa cheville droite lui rappelle constamment la blessure infligée par un M-16 lors de cette charge insensée à travers les débris du pont de la rivière Cheyenne. Et donc elle boite. Ce qui peut paraître normal pour le commun des mortels ne l’est pas pour elle, pilote leader d’un escadron de Tomcats, qui s’est soudain retrouvée à la tête de soldats dans une bataille que personne n’avait plus menée depuis un siècle, abandonnant son commandement pour charger directement sur le terrain, à la suite d’une bon dieu de vétérinaire, accompagnée d’une « cybergénie » civile. Le fragment d’une ancienne chanson lui revient à l’esprit, ‘oh ouais, les temps ont vraiment changé…’ interprétée par une voix rendue rugueuse par le whisky accompagnée du chevrotement d’un harmonica. (NDLT : en référence à une chanson de Bob Dylan)

 

 

 

Elle ouvre la porte de la cuisine et passe le seuil, frottant son sac contre le montant. Rien, se dit-elle, n’est plus représentatif de ces changements que la quantité de livres qu’il contient. Elle n’a plus transporté autant de papier depuis ses études au collège. Même alors, la plupart de ses cours tenaient sur des CD. Mais l’électricité est précieuse maintenant ou le sera très bientôt – d’où l’escadron envoyé à la ferme éolienne – et l’utilisation d’un ordinateur est réservée à ceux et celles qui ne peuvent faire autrement.

 

 

 

 

C'est-à-dire les médecins et les ingénieurs dont le travail le plus urgent est de convertir la navigation aérienne dépendante du GPS et des satellites en des méthodes plus archaïques comme le radar.

 

Et bien entendu, elle est réservée à Kirsten King.

 

 

 

Quelque chose d’appétissant est en train de rôtir au four ; quelque chose avec des oignons et – de la sauge ? – ainsi que d’autres herbes. La vitre du four lui révèle un poulet, le dernier du congélateur, en train de cuire dans une sauce dorée, au cœur d’un nid de pommes de terre et de carottes. Le silence dans la maison, toutefois, et l’absence plus qu’apparente d’Asimov, lui révèlent que Koda et Kirsten sont sorties.

 

 

 

Dehors, et ensemble. Elles se sont rarement séparées depuis que Koda est sortie de la sorte de coma dans lequel elle a été plongée pendant trois jours après la bataille de la Cheyenne.

 

 

 

Et tu sais où ça va les mener, Maggie, ma vieille, se dit-elle alors qu’elle retire sa veste d’uniforme et remplit la bouilloire d’eau pour le thé. Une femme aveugle pourrait voir le lien inexplicable, qui ne s’est non pas formé, puisque cela impliquerait un début, mais manifesté entre les deux femmes et simplement affirmé sans les préliminaires habituels. Si elle est honnête avec elle-même, elle peut dire l’avoir vu dès que Koda a ramené la scientifique depuis Minot.

 

 

 

Et puisqu’elle est honnête avec elle-même, pourquoi ne pas reconnaître que même si elle aime Koda et est consciente que Koda l’aime aussi, ce n’est pas la même émotion qui existe entre les deux femmes depuis leur première rencontre. Parce que Maggie sait que sa passion première n’est pas et ne sera jamais pour une autre personne. Si elle était forcée de choisir entre Koda et sa liberté – son Tomcat et l’ivresse qu’elle ressent dans le bleu du ciel, quand elle s’y plonge telle un dauphin dans les profondeurs de la mer – c’est cela qu’elle choisirait, car elle est née pour ça.

 

 

 

Et s’il y a de la douleur dans cette prise de conscience, aussi longtemps qu’elle reste honnête avec elle-même, elle admet qu’elle ressent aussi du soulagement. Faire l’amour avec Koda lui manquera, mais leur lien pourra sans difficulté se transformer en amitié. Il y aura des regrets, c’est certain. Mais pas le chagrin déchirant qui, elle le sent, consumerait Koda et Kirsten si elles devaient se perdre l’une l’autre, déjà à l’heure actuel.

 

 

 

 

Pendant que l’eau chauffe pour le thé, elle entreprend de sortir les énormes volumes, aussi épais que des briques, qu’elle a ramenés avec elle. L’un d’eux est gravé en lettres d’or : Code de la Justice Militaire. Les autres, pour la plupart, sont des traités de loi, à la couverture de cuir, portant des bandes rouges et noires sur leur tranche et contiennent tous les précédents historiques de la loi civile et militaire.

 

 

 

Mais rien qui ressemble à ce qui nous intéresse aujourd’hui.

 

 

 

Et rien non plus en ce qui concerne une femme pilote transformée d’abord en commandant de guerre puis en Juge et Avocate.

 

 

 

Même si elle ne l’aime guère, Maggie est inquiète pour Hart. Elle prend note mentalement de parler avec Maiewski au sujet de leur supérieur. Son exclusion de la bataille de la Cheyenne semble l’avoir diminué ; son teint a pris une teinte grisâtre. Depuis ce matin-là, il lui a aussi délégué toute la procédure légale au sujet des prisonniers capturés à Rapid City. Il n’y en a pas eu lors de la bataille de la Cheyenne et c’est aussi bien. Aussi lourds que soient les risques pour tous les collabos humains de recevoir rapidement des blessures fatales et aussi difficiles que cela puisse s'accorder avec les lois de la guerre civilisée, il aurait été pire de juger et d'exécuter légalement ces prisonniers par douzaine ou en masse. Il vaut mieux qu’ils soient morts sur le champ de bataille, dans le feu du combat, que d’être froidement abattus contre le mur d’une caserne.

 

 

 

Elle passe l’heure suivante à prendre des notes en buvant son thé. Quand elle a terminé ses recherches préliminaires au sujet des charges possibles contre les violeurs, elle en a cinq, qu’elle pourra utiliser seules ou combinées.

 

 

 

Article 120. Viol et rapports sexuels

 

 

 

(a) Quiconque a une relation sexuelle avec une autre personne, homme ou femme, sans son consentement et par contrainte, est coupable de viol et passible de la peine de mort ordonnée par la cour martiale.

 

 

 

(b) Quiconque a une relation sexuelle avec une personne n’étant pas son époux ou épouse et n’ayant pas l’âge légal de seize ans, est coupable de viol et passible de la peine de mort ordonnée par la cour martiale.

 

 

 

(c) La pénétration, même superficielle, est suffisante pour être considérée comme un viol.

 

 

 

 

 

Article 128. Tentative de viol

 

 

 

(a) Quiconque tente par la force ou la violence d’avoir des rapports sexuels avec une autre personne, est coupable de tentative de viol.

 

 

 

(b) Quiconque

 

1) tente d’avoir des rapports sexuels en utilisant une arme ou un autre objet pouvant entraîner des dommages corporels ou la mort

 

2) tente d’avoir des rapports sexuels et inflige de façon intentionnelle des dommages corporels, avec ou sans usage d’une arme

 

 

 

est coupable de tentative de viol.

 

 

 

Dans la marge de l’article 120, elle griffonne : PRINCIPAL CHEF D’ACCUSATION en lettres majuscules. La tentative de viol sera une charge inférieure. Avec précaution, elle souligne les sanctions retenues en cas de viol : pour trois hommes de Rapid City, elle peut sans hésiter et avec plaisir demander qu’ils paient de leur vie. Le quatrième – elle fronce les sourcils au souvenir de la honte abjecte de Buxton, les gardiens qui le surveillent lui ont reporté qu’il dort peu et ne mange rien. La mort pourrait être une miséricorde pour lui.

 

 

 

Maggie n’est pas sûre de vouloir être miséricordieuse. Il faudra qu’elle ordonne qu’on le surveille de près, elle ne veut pas d’un suicide. Puis, à contrecœur, elle prend note mentalement d’en parler à Hart.

 

 

 

Brièvement, elle se lève pour aller vérifier la cuisson du repas. Koda et Kirsten ne sont pas rentrées, mais le poulet est prêt. Elle le laisse dans le four éteint, afin d’attendre leur retour, puis se remet à sa nouvelle tâche.

 

 

 

 

Article 104. Aide à l’ennemi

 

 

 

Quiconque :

 

 

 

(1) aide ou tente d’aider l’ennemi en lui fournissant des armes, des munitions, des vivres, de l’argent ou d’autres choses

 

 

 

 

(2) sans en avoir le droit, entretient des rapports, protège, communique ou correspond de quelque manière que ce soit avec l’ennemi, directement ou indirectement

 

 

 

sera jugé coupable et passible de la peine de mort ordonnée par la cour martiale.

 

 

 

 

Article 105. Conduite impropre d’un prisonnier

 

 

 

Quiconque, dans les mains de l’ennemi en tant de guerre :

 

 

 

(1) agira de façon contraire à la loi et aux règles en vigueur ainsi qu’au détriment des autres prisonniers, afin d’obtenir un traitement favorable de la part de ses ravisseurs

 

 

 

(2) profitera de sa position d’autorité pour maltraiter des prisonniers sans justification

 

 

 

sera jugé coupable et passible de la peine de mort ordonnée par la cour martiale

 

 

 

Maggie repose son stylo et regarde par la fenêtre. Le ciel commence à pâlir alors que le soleil descend vers l’horizon. La lumière s’attarde un peu sur le sommet des jeunes pins devant sa maison, formant des diamants sur les branches recouvertes de neige fondue. L’hiver est en train de mourir ; le vent qui murmure au milieu des aiguilles vient du sud. Ce sera le premier printemps depuis des siècles où les humains n’interfèreront pas dans le cycle naturel de la vie et la mort, dans cette partie du monde.

 

 

 

Et peut-être dans aucune partie du monde.

 

 

 

Pendant un moment, sa cuisine bien ordonnée disparaît, et elle contemple de haut une plaine ensoleillée. Partout, des troupeaux remplissent l’horizon : des impalas et des antilopes, des oryx et des gazelles. Dans les ondulations des hautes herbes, des lions et des léopards traquent leurs proies. C’est cette terre, façonnée avec ses propres os, qui l’appelle, même si elle sait que le motif des Collines Noires, ses couches de rochers et de sédiments, imprègnent surtout la double spirale de l’héritage de Koda.

 

 

 

C’est un appel auquel elle n’est pas libre de répondre, pas dans cette vie-ci. Elle secoue légèrement la tête, afin de revenir à ce qu’elle fait. Mais la sensation de planer sur le bord d’un nouveau monde persiste et avec elle celle de possibilités multiples. Choisir une voie et la poursuivre vers un certain destin ; en choisir une autre et modifier les fils du karma.

 

 

 

Même les droïdes, semble-t-il, sont décidés à recréer le monde à l’image de… quoi ? Quelque chose qui requière des humains, puisqu’ils préservent les femmes en âge de donner la vie, ainsi qu’un petit nombre de géniteurs. Mais rien n’explique pourquoi les droïdes ont commencé à utiliser leur bétail humain ni pourquoi les jeunes enfants ont été eux aussi épargnés. De l’esclavage ? Les droïdes n’ont pas besoin d’esclaves ; ils peuvent se multiplier et se construire seuls, ou du moins ils le pouvaient jusqu’à la destruction de Minot. De la nourriture ? Les droïdes ne mangent pas. Koda et elle ont vainement étudié ce sujet sous tous ses angles, encore et encore. Il manque une pièce au puzzle, une pièce vitale.

 

 

 

Bon sang. Son esprit est à nouveau pris dans les mêmes continuelles cogitations. Arrête ça.

 

 

 

Peut-être que l’un des prisonniers leur fournira le détail qui donnera sens à tout le reste. Elle est loin d’être certaine qu’ils connaissaient leur rôle dans ce qu’ont exigé d’eux les droïdes. Les interrogatoires devront être menés avec précaution.

 

 

 

L’objectif immédiat est de juger une poignée de collaborateurs. Des collaborateurs qui ont cruellement et de leur plein gré abusé des prisonnières en obéissant à leurs ravisseurs. Il n’est pas nécessaire de connaître ce que les droïdes ont en tête, mais seulement que les accusés ont coopéré avec eux.

 

 

 

Ce qui l’amène à l’accusation finale.

 

 

 

Article 81. Conspiration

 

 

 

Toute personne soumise à ce chapitre qui aura conspiré avec toutes autres personnes pour commettre un délit prévu à ce chapitre sera jugée en cour martiale si un ou plusieurs des conspirateurs a commis un acte en vue de réaliser l'objet de cette conspiration.

 

 

 

Difficile de dire si les droïdes peuvent être considérés comme des personnes, mais il devrait être possible de montrer que les violeurs ont partagé une intention commune explicite.

 

 

 

Viol, collaboration avec l’ennemi, conspiration. Justice sera faite.

 

 

 

 

Satisfaite, Maggie ôte les livres de la table de la cuisine. Elle se dirige vers le lecteur CD – une frivolité, sans doute, mais qu’elle estime avoir méritée – puis va retirer son uniforme. Dans la salle de bain, elle remplit la baignoire d’eau chaude, y rajoute des sels au parfum de myrrhe, et s’y plonge confortablement. Alors qu’elle s’assoupit, de la musique vient se glisser dans ses pensées. C’est une vieille et douce chanson :

 

 

 

Iras--tu à Scarborough Fair ?

 

 

 

Persil, sauge, romarin et thym.

 

 

 

Salue pour moi celle qui vit là.

 

 

 

Elle a été un de mes amours véritables.

 

 

 

(NDLT : Vieille chanson anglaise reprise entre autres par Simon et Garfunkel)

 

 

 

 

Elle a toujours pris du bon temps quand elle en a eu l’occasion. Ses regrets, si elle en a un jour, ne proviendront pas d’occasions ratées.

 

 

 

***********

 

 

 

 

« Retirez l’intra-veineuse dès qu’il reprendra connaissance, puis sortez-le de sa cage et faites-le marcher. Nous verrons si les points de suture tiennent bon. »

 

 

 

« D’accord, Docteur. »

 

 

 

« Merci. » répond Koda à sa jeune assistante, en essuyant ses mains sur une serviette. Elle a passé les dernières heures à réduire la facture du bassin d’un jeune chien de l’armée. Rex, le chien en question, a été heurté par une vieille camionnette conduite par un nouvel arrivant. L’opération a été fatigante, mais pas pire que ce qu’elle a déjà fait dans le passé, plusieurs fois d’ailleurs. « Et Keisha ? »

 

 

 

« Oui, Docteur ? »

 

 

 

« C’est Dakota. Laissez tomber les ‘docteurs’, j’ai l’impression d’être dans un épisode de M*A*S*H. » (NDLT : série réunissant des médecins et des infirmières durant la guerre de Corée)

 

 

 

La jeune fille sourit timidement, charmée par cette magnifique et impressionnante femme. Elle hoche la tête, saisissant la serviette et la jetant dans un panier.

 

 

 

« Bien, je vais aller prendre l’air. Envoyez quelqu’un m’avertir s’il semble avoir des problèmes. »

 

 

 

« D’accord. »

 

 

 

Après un dernier contrôle auprès de l’animal, qui dort toujours, Koda quitte la petite clinique et se retrouve sous un soleil radieux. Malgré les longues heures passées à opérer, elle se sent bien, enfin en paix avec elle-même depuis la bataille. Peut-être est-ce dû au fait d’avoir fait quelque chose qu’elle connaît et qu’elle aime faire ou peut-être au fait qu’elle a sauvé une vie au lieu d’en prendre. Mais peut-être que ça n’a rien à voir. Quelle que soit la raison, cette sensation est la bienvenue. Elle traverse la Base, avec pour seul objectif un repas bien mérité.

 

 

 

Jusqu’à ce qu’elle aperçoive un éclair blond non loin de là. Sans y réfléchir, elle change de direction.

 

 

 

Ses soupçons se confirment quand elle voit apparaître Kirsten, debout sur l’aire de pique-nique en train de discuter avec deux personnes qui semblent sorties tout droit d’une légende germanique. Longs et sveltes, avec leurs cheveux blonds, leurs yeux bleus et leur peau très pâle, on dirait qu’ils posent pour des affiches à la gloire de la race aryenne. L’homme entoure la taille de la femme de son bras, sa main reposant avec douceur sur son ventre proéminent, annonçant une grossesse avancée d’au moins six mois.

 

 

 

L’homme est le premier à l’apercevoir. Ses yeux s’agrandissent et un sourire apparaît sur ses lèvres, laissant voir des dents d’une blancheur éclatante. Kirsten tourne la tête et ajoute son propre sourire en reconnaissant Dakota.

 

 

 

« Je vous ai vue ! » s’exclame l’homme avec un léger accent. « Je vous ai vue mener la charge sur ce pont ! C’était…stupéfiant ! »

 

 

 

 

« Il le fallait. » répond brièvement Koda en les saluant d’un signe de tête avant de se placer près de Kirsten. Asi s’assied entre elles et vient coller son museau humide contre la main de Koda en un signal universel signifiant ‘Caresse-moi et vite’.

 

 

 

Levant les yeux au ciel, Dakota s’incline tout en regardant Kirsten, qui soudainement se reprend et retrouve ses bonnes manières. « Oh, euh… Franz et Anna, voici Dakota Rivers. Dakota, je te présente Franz Dorfmann et sa femme Anna. Ils faisaient partie du groupe qui est arrivé près du pont juste à la fin de la bataille. »

 

 

 

« Enchantée de faire votre connaissance. »

 

 

 

« C’est un grand plaisir de vous rencontrer. » répond Anna, en serrant la main de Koda avec une force étonnante. « Vous nous avez sauvé la vie. Un simple merci n’est vraiment pas suffisant. »

 

 

 

« C’était un travail de groupe. » répond Koda. « Mais… merci. Je suis contente d’avoir pu aider. »

 

 

 

Sentant l’inconfort de Koda, Kirsten change avec tact le sujet de la conversation. « Franz et Anna étaient en train de me raconter une histoire intéressante. Je pense que tu devrais l’entendre. »

 

 

 

Anna regarde son mari, qui hoche la tête et retourne son attention vers Koda. Alors qu’il retire son bras de la taille de sa femme, Koda constate qu’il a des mains longue et fines, ressemblant à celles d’un pianiste. Elle se l’imagine très bien, assis derrière un Steinway, en train de jouer du Mozart.

 

 

 

« Je suis… informaticien. » commence-t-il, fixant ses mains. « Ma compagnie avait un contrat avec votre gouvernement militaire. Top secret, je suppose. »

 

Il grimace. « Il y a deux semaines – peut-être trois maintenant, je crois que j’ai perdu la notion du temps – nous étions dans notre chambre d’hôtel quand nous avons été réveillés par des cris. Et des coups de feu. Nous avons d’abord pensé à un cambriolage avec tout ce qu’on nous a toujours dit sur la violence en Amérique. » Son regard leur montre qu’il plaisante à moitié.

 

 

 

Fixant à nouveau ses mains, il continue. « Puis notre porte s’est ouverte brutalement pour laisser apparaître deux hommes armés. »

 

 

 

« Des hommes ? » demande Koda, surprise. « Pas des androïdes ? »

 

 

 

 

« Des hommes. » confirme Franz. « En uniformes militaires, mais ne portant aucun insigne indiquant leur rang. » Il secoue lentement la tête, comme s’il émergeait d’un rêve ou d’un cauchemar incompréhensible. « Au début, j’ai pensé à des terroristes. A cause de la nature de ma compagnie, vous comprenez. »

 

 

 

« Mmm. » Elle ne le presse pas, attendant la suite. Son sixième sens, très développé, la titille pourtant, car elle sait que ce que cet homme va révéler pourrait être d’une grande utilité dans le futur. « Ce n’était pas des terroristes. »

 

 

 

« Non, pas dans le sens conventionnel. » Il presse l’arête de son nez entre ses deux doigts, signe de stress évident. « Les hommes sont entrés. Un a attrapé ma femme, l’autre a pointé son revolver sur ma tempe et semblait prêt à tirer. C’était… terrifiant. »

 

 

 

« Mon mari a un don pour atténuer les choses. » remarque Anna, entourant son corps de ses bras. « J’étais certaine que notre dernière heure était venue. J’ai tenté d’échapper à l’homme qui me tenait – il sentait la sueur et le tabac, je me rappelle de ça – et j’ai réussi à rejoindre mon mari. J’ai dû bousculer l’autre homme et heurter le revolver parce que le coup est parti, mais il n’a pas touché Franz. »

 

 

 

« Un autre homme est entré alors. » continue Franz, « suivi par un androïde, je l’ai reconnu à cause de son collier autour du cou. Sa ressemblance avec un humain était extraordinaire. Je ne crois pas que nous ayons un tel modèle en Allemagne. » Il sourit mais cela ressemble plus à une grimace qu’à un sourire.

 

 

 

Il s’éclaircit la gorge avant de poursuivre. « Ils ont essayé à nouveau de s’emparer de ma femme, mais elle s’est débattue, alors ils ont été brutaux. » Il se raidit au souvenir des coups répétés sur sa femme et de sa propre incapacité à les stopper. En réponse, Anna se dresse sur la pointe des pieds et dépose un léger baiser sur sa joue. Il lui sourit avec amour. « Mon Anna. » murmure-t-il. « Une battante. »

 

 

 

Anna lui retourne son sourire puis revient à leurs auditeurs. « L’androïde a empoigné l’homme qui me tenait et l’a projeté à travers la chambre, comme si c’était une poupée. » Ses yeux se ferment brièvement. « J’ai entendu sa nuque se briser. C’est un son que je n’oublierai jamais. »

 

 

 

 

Kirsten hoche la tête de compréhension, ayant elle aussi des souvenirs qu’elle n’oubliera pas. « Que s’est-il passé ensuite ? » demande-t-elle doucement.

 

 

 

 

« L’androïde m’a regardée. » continue Anna, dans un murmure, plongée dans son souvenir. « Ses yeux… étaient si froids… »

 

 

 

Franz intervient. « Le troisième homme s’est approché, ses mains tendues comme ceci. » Il imite le geste, les mains levées, paumes tournées, dans un geste d’apaisement. « Il s’est excusé pour le malentendu, comme il l’a nommé. Il a dit que c’était une grosse erreur. »

 

 

 

Koda déguise un grognement de dérision derrière une quinte de tous. Kirsten la regarde d’un air entendu.

 

 

 

« Il a dit qu’Anna était indispensable – à quoi, il a refusé de le préciser. Il a dit que si je l’autorisais à le suivre, ma vie serait épargnée et que je pourrais me joindre à elle. J’ai dit ok. » Il leur jette un regard suppliant. « Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre ? Ils avaient des armes. »

 

 

 

« Où vous ont-ils emmenés ? » demande Koda.

 

 

 

« Je ne suis pas certain de connaître le bon mot en anglais. » explique Franz. « C’était comme un hôpital, mais pas vraiment. »

 

 

 

« Un centre d’urgences ? »

 

 

 

Franz regarde sa femme, qui traduit la phrase en allemand. « Il secoue la tête négativement. « Non, pas ça. Plutôt un endroit où les femmes vont pour accoucher, mais pas un hôpital… »

 

 

 

« Une maternité « ? » se hasarde Koda.

 

 

 

« Oui ! Exact ! On nous y a emmenés dans un bus. Le trajet n’a pas duré plus d’une heure. »

 

 

 

« Vous vous souvenez du nom de l’endroit ? » demande Kirsten.

 

 

 

« Non, je suis désolé, je n’en ai vu aucun. » Répond Franz, déçu. « Mais je pourrais essayer de décrire le bâtiment… »

 

« Plus tard. » reprend Kirsten. « Que s’est-il passé ensuite ? »

 

 

 

« En sortant du bus, j’ai commencé à avoir des crampes. J’ai pensé que j’étais en train de perdre mon bébé. » Ses mains viennent instinctivement se poser sur son ventre. « J’étais terrifiée. »

 

 

 

Franz entoure à nouveau sa femme et la serre contre lui avec chaleur. Elle pose sa tête sur son épaule, acceptant le support. « Ils m’ont emmenée dans une salle de consultation. » continue Anna. « Ils étaient quatre en tout. Franz était le seul humain. Ils l’ont laissé rester parce que je criais trop fort, je crois. »

 

 

 

En riant doucement, Framz dépose un baiser sur les cheveux de Anna, puis l’éloigne un peu. « Tu criais si fort, mon amour, que j’avais peur pour les fenêtres. »

 

 

 

« Je suppose que tout est rentré dans l’ordre. » note Kirsten en faisant un signe de tête vers le ventre d’Anna.

 

 

 

« Oh oui, il y avait un médecin. Un médecin humain, le docteur Hoek, un obstétricien. Il m’a dit que mes crampes provenaient du stress et que mon bébé allait bien. J’étais si soulagée. »

 

 

 

« Il vous a dit pourquoi vous étiez là ? » demande Koda.

 

 

 

« Non, » répond Franz. « J’ai demandé mais il n’a rien voulu dire. »

 

 

 

« Voulu ou pu ? »

 

 

 

« Un peu des deux, sans doute. Je crois qu’il avait peur de dire quelque chose qui aurait pu être entendu. »

 

 

 

« Comment vous êtes-vous échappés ? »

 

 

 

Franz sourit. « Il a laissé la porte déverrouillée quand il est parti. Il l’a peut-être fait exprès. Anna pense que oui. »

 

 

 

« Oui. Il t’a laissé rester avec moi. Il n’était pas obligé de le faire. »

 

 

 

« Personne ne vous surveillait ? » demande Kirsten, surprise.

 

 

 

 

« Une femme humaine. Elle s’était endormie sur sa chaise. Je cois qu’ils n’avaient pas peur qu’on s’échappe. Nous étions toutes des femmes enceintes, bien incapables de courir. »

 

 

 

« Mais vous vous êtes échappés. »

 

 

 

« Oui, » répond Franz. « J’ai demandé aux autres de nous accompagner. Je les ai suppliés même. Mais ils ont refusé. » Il hoche la tête face à la surprise de son auditoire. « Ils étaient comme des moutons effrayés. Finalement, j’ai abandonné. Je ne voulais pas risquer la sécurité d’Anna à cause de leur obstination. Nous avons saisi notre chance et nous sommes partis. »

 

 

 

« On a couru. » ajoute Anna. « J’avais encore des crampes, mais ça m’était égal. On a couru, couru, couru. Quand je n’ai plus pu, Franz m’a portée à travers les champs dans la neige. Nous étions perdus, nous avions froid, mais nous étions libres, et c’était plus important que tout. »

 

 

 

« Un groupe qui se dirigeait vers cette Base nous a recueillis le lendemain après-midi. »

 

 

 

« Vous pensez que vous pourriez retrouver cet endroit ? » demande Koda.

 

 

 

« Je n’en ai pas envie ! » s’exclame Franz.

 

 

 

« Je peux le comprendre, mais vous pensez que vous pourriez ? »

 

 

 

« J’en doute. Je n’ai jamais vu de nom inscrit et je n’étais jamais venu dans cette partie de l’Amérique avant. » Mais sous l’intensité du regard de Koda, il reprend. « Je suppose que peut-être, avec une carte… »

 

 

 

« Allons-y, alors. »

 

 

 

**********

 

 

 

« Ok. » Maggie s’appuie sur le dossier de la chaise, faisant attention de ne pas heurter les piles précaires de classeurs et les tas de formulaires vierges reposant sur les étroites étagères qui occupent deux murs de la pièce. Elle a déjà vu des placards bien plus grands que ce poste de garde étriqué.

 

« Il nous reste qui ? »

 

 

 

« McCallum et Buxton, M’dame. »

 

 

 

 

« McCallum, c’est notre petite perle ? »

 

 

 

« C’est ça. » Le garde enfonce une touche sur son clavier et l’image d’une cellule apparaît sur le moniteur. Le Major Léonard Boudreaux a été l’assistant d’un avocat dans ses jeunes années. Il est installé sur le bord de la seule chaise de la cellule et prend des notes. Son visage reflète son stress ou sa répugnance, sans doute les deux ; un mince filet de sueur brille sur son front. Ses lèvres sont serrées et ses narines palpitent comme s’il respirait quelque chose de très désagréable. Maggie peut voir bouger les lèvres de McCallum, mais le son a été coupé pour préserver la confidentialité de leur conversation. Les grandes mains du prisonnier s’agitent devant lui pendant qu’il parle. « Il ne veut rien à lire et n’est intéressé par aucune des vidéos que nous lui avons proposées… »

 

 

 

« Laissez-moi deviner, » l’interrompt abruptement Maggie. « Il veut du porno ? »

 

 

 

Le garde hoche la tête. « Et quand nous lui disons qu’il ne peut pas avoir ça, il se couche sur son matelas et se branle face à la caméra. Surtout quand il sait que la garde est montée par une femme. »

 

 

 

« Très agréable. »

 

 

 

« Un délinquant sexuel classique. Il a déjà été condamné pour viol. »

 

 

 

« Surprise, surprise. » Elle se redresse en frottant sa nuque. Sa tête lui fait mal comme si un marteau la frappait. « Emmenez-le en salle d’interrogatoire quand Boudreaux sera prêt. Je les attendrai là-bas. »

 

 

 

La salle d’interrogatoire est, elle aussi, minuscule – une petite table, quatre chaises, une unique lampe de métal juste au-dessus. Un examen bref de ses notes sur les deux autres accusés ne lui apporte pas plus d’inspiration. Un autre dossier contient la transcription de ses entretiens avec les femmes des prisons de Mandan et de Rapid City.

 

 

 

Q : Pouvez-vous donner votre nom pour l’enregistrement, s’il vous plaît.

 

 

 

R : Cynthia F******

 

 

 

Q : Quelle est votre profession, Mlle F****** ?

 

 

 

R : Je suis – j’étais enseignante en maternelle.

 

 

 

Q : Mlle F******, comment vous êtes-vous retrouvée prisonnière à Rapid City ?

 

 

 

R : J’ai été capturée par les androïdes lors de l’insurrection.

 

 

 

Q : Pouvez-vous nous dire comment cela s’est passé ?

 

 

 

R : Les droïdes ont attaqué l’école où je travaillais. Ils ont tué tous les hommes adultes de l’équipe et toutes les femmes âgées de plus de 40 ans.

 

 

 

Q : Et les enfants ?

 

 

 

R : Ils… Ils… Je suis désolée…

 

 

 

SILENCE SUR L’ENREGISTREMENT : 2 minutes 60.

 

 

 

Q : Puis-je vous apporter quelque chose, Mlle F****** ?

 

 

 

R : Non, ça va aller. Je peux… Que voulez-vous savoir ?

 

 

 

Q : Qu’est-il arrivé aux enfants ?

 

 

 

R : Ils… Les droïdes ont tué tous les enfants à partir du CM1.

 

 

 

Q : Les autres ?

 

 

 

R : Je ne sais pas. Ils les ont emmenés quelque part. Je ne sais pas où.

 

 

 

Q : Et que s’est-il passé pour vous ?

 

 

 

R : Ils m’ont enfermée, ainsi que les autres jeunes femmes dans les cellules.

 

 

 

SILENCE SUR L’ENREGISTREMENT : 1 minute 20.

 

 

 

R : Il y avait des hommes dans la prison. Ils nous ont violées.

 

 

 

 

 

Les comptes-rendus ont été remarquablement conséquents.

 

 

 

 

Un des deux hommes avec qui Maggie a déjà eu le déplaisir de parler était emprisonné pour possession de drogue ; l’autre pour le cambriolage d’une épicerie. Tous deux ont été confiés à Boudreaux, mais ils sont restés muets, sauf pour clamer leur droit au Cinquième amendement (NDLT : Le Cinquième amendement autorise un prévenu à ne pas répondre à des questions

qui pourraient conduire à son inculpation). Selon les dossiers trouvés à Rapid City, McCallum est le seul coupable d’agressions sexuelles : deux chefs d’accusation pour viol, un autre pour possession de matériel pornographique dépeignant des mineurs. Il est improbable qu’il parle plus que les autres, même en admettant que Boudreaux soit capable de supporter son machisme fanfaronnant. Leur meilleur espoir reste Buxton, qui semble honteux de ce qu’il a fait et qui n’a pas de précédents violents. Il était en route pour une prison fédérale, accusé de fraude fiscale, quand l’Insurrection a eu lieu. Mais encore faut-il qu’il soit au courant de ce que les droïdes projettent.

 

 

 

Un bruit de pas sur le sol de béton du couloir et le cliquetis des menottes annoncent l’arrivée imminente de McCallum. Maggie débarrasse la table de tous les document et ne garde qu’un bloc-notes et un stylo, inclinant la lampe afin que son visage soit à moitié dans l’ombre. La porte s’ouvre et laisse apparaître McCallum, le Major Boudreaux et un garde qui prend position près du mur. Son badge l’identifie comme étant le Caporal Esparza, George.

 

« Asseyez-vous, Major. Et, Mr… » Elle fait semblant de regarder ses papiers. « …Eric McCallum, c’est ça ? »

 

 

 

McCallum s’installe et pose ses coudes sur la table, claquant ses mains l’une contre l’autre. Une tête de mort est accrochée à une de ses oreilles ; une couronne traversée par une croix est tatouée sur son bras gauche. « Les mots ‘CREVE SALOPARD’ ornent ses poignets, un travail d’amateur, fait en prison. « Soyons très clairs. Vous voulez quelque chose de moi ; je veux quelque chose que vous pouvez faire pour moi. Simple, non ? »

 

 

 

Maggie l’ignore et s’adresse à Boudreaux. « Major, votre client a été mis au courant de ses droits, n’est-ce pas ? Il sait que son interrogatoire sera enregistré et que tout ce qu’il dira pourra être retenu contre lui ? »

 

 

 

Boudreaux hoche la tête avec un regard résigné, levant les yeux au ciel. « Il le sait, Colonel. Il sait aussi qu’il n’est pas tenu de témoigner contre lui-même. Il poursuit cette demande de renseignement contre l'avis de son avocat. »

 

 

 

 

« Est-ce vrai, Mr McCallum ? Le Major Boudreaux vous a-t-il expliqué que vous aviez le droit de garder le silence et de ne répondre à aucune question sauf à celles que vous indiquera votre représentant légal ? »

 

 

 

« Madame, j’ai entendu toute cette merde tellement de fois que je pourrais la réciter en dormant. Laissez tomber. »

 

 

 

Maggie l’ignore une seconde fois. « Et le Major Boudreaux vous a informé qu’étant inculpé par la justice militaire, vous êtes passible de la peine de mort si l’on vous juge coupable de viol ou de collaboration avec l’ennemi, ou des deux ? »

 

 

 

Les lèvres de l’homme se resserrent, accentuant la ligne étroite de sa mâchoire. Ses yeux, déjà plissés par la lampe dirigée sur lui, se rétrécissent encore plus. « Pourquoi vous pensez que je veux coopérer ? Je vous donne des infos sur les droïdes et vous me donnez ce que je veux. Comme ça, tout le monde est content. »

 

 

 

« Et quel genre d’informations avez-vous qui pourraient épargner votre vie ? »

 

 

 

« Excusez-moi. » l’interrompt Boudreaux. « Ecoutez, » dit-il, s’adressant à McCallum, « Je vous ai déjà expliqué ce que vous risquiez en racontant n’importe quoi. Vous n’avez pas écouté. Mais quelle que soit la réponse que vous donnerez à cette question, elle vous rendra automatiquement coupable de conspiration avec l’ennemi. »

 

 

 

« Connerie ! » crache McCallum. « Et vous faites quoi de toutes ces salopes qui ont dit que je les avais baisées sans qu’elles soient d’accord ? »

 

 

 

 

Q : S’il vous plaît, donnez votre identité pour l’enregistrement.

 

 

 

R : Inez C******

 

 

 

Q : Quelle est votre profession, Mlle C****** ?

 

 

 

R : Je suis infirmière.

 

 

 

R : Mlle C******, étiez-vous une des femmes emprisonnées dans la maison de correction de Rapid City ?

 

 

 

R : Oui.

 

 

 

Q : Comment êtes-vous arrivée là-bas ?

 

 

 

R : Les droïdes ont emmené plusieurs femmes depuis l’hôpital.

 

 

 

Q : Pouvez-vous décrire vos conditions d’emprisonnement ?

 

 

 

R : Nous étions deux par cellule. Ils nous donnaient à manger deux fois par jour : du riz, des pommes de terre, de la nourriture riche en féculents.

 

 

 

Q : Aviez-vous des soins médicaux ?

 

 

 

R : Ils nous ont demandé quand nous avions eu nos dernières règles. Et ils prenaient notre température tous les jours.

 

 

 

Q : Savez-vous pourquoi ils faisaient ça ?

 

 

 

R : Ils ne l’ont jamais dit, mais c’était évident qu’ils essayaient de connaître nos périodes d’ovulation.

 

 

 

 

« Mr McCallum, je pense qu’il faut que vous compreniez bien quelque chose Je ne suis pas procureur. Je suis chargée de recueillir des informations. La peine que vous encourez ne dépend pas de moi mais du jury et des juges. » Elle redresse la pile de papiers sur la table. « La seule chose que je pourrai faire, c’est une recommandation. Je ne peux rien vous promettre d’autre. Pas à mon niveau. »

 

 

 

« Eoute, salope, » McCallum se redresse, heurtant la chaise avec ses jambes. Le garde bondit et lui saisit le bras. Boudreaux fait mine de se lever, mais y renonce en voyant que l’officier a les choses en main. McCallum regarde en direction de la porte et Maggie le voit calculer ses chances de leur échapper. Il se rassied. Son visage n’a pas perdu son rictus.

 

 

 

« Ecoutez, Colonel, » répète-t-il. « Vous n’avez aucun droit de me juger. La Constitution dit que j’ai le droit à un procès par mes pairs. Et mes pairs, ce ne sont pas ces enfoirés de militaires. »

 

 

 

« C’est vrai. » répond-elle sèchement. « Le problème, Mr McCallum, c’est que les seuls ‘pairs’ disponibles sont accusés des mêmes délits que vous. Le fait est que nous sommes la seule loi encore en vigueur, et que si vous voulez faire un marché, c’est avec nous qu’il faudra le faire. » Elle lui fait un petit sourire. « Mais continuez avec votre argument. Si vous nous persuadez que nous ne pouvons pas vous juger, nous vous remettrons aux mains de vos victimes. »

 

 

 

« Vous ne pouvez pas faire ça ! »

 

 

 

Maggie ne dit rien. Elle ouvre un dossier où est inscrit le nom de McCallum, y fait une annotation, puis le referme.

 

 

 

« Elle ne peut pas faire ça ! » McCallum se retourne vers Boudreaux. « Elle ne peut pas ! Ce serait violer mes droits ! »

 

 

 

Boudreaux montre un intérêt soudain pour le bout de ses chaussures. « En fait, Mr McCallum, les autorités de la Base peuvent vous garder ici ou vous relâcher. Il n’y a pas d’installations ici prévues pour des incarcérations à long ou même moyen terme. Si nous parvenons à la conclusion qu’aucune charge ne peut être retenue contre vous… » Elle hausse les épaules. « … alors vous serez sans aucun doute relâché. Ce qui arrivera ensuite ne regarde que vous. »

 

 

 

« Et avant que vous recommenciez à nous dire ce que l’on a ou pas le droit de faire, » rajoute Maggie, « je vous suggère de penser plutôt à ce que vous pouvez faire pour nous. Parce que c’est votre meilleure chance, et probablement la seule, de sauver votre vie. »

 

 

 

McCallum regarde vers Boudreaux. « Je veux parler à mon conseiller. En privé. »

 

 

 

Boudreaux regarde à son tour Maggie, ses yeux aussi écarquillés que ses montures lunettes peuvent le lui permettre. Maggie reprend : « Officier, enchaînez Mr McCallum au pied de la table. Conseiller, à votre place, je resterais hors d’atteinte du prisonnier. »

 

 

 

Quand le garde a attaché le détenu à la table, qui est elle-même solidement fixée au sol, Maggie sort dans le couloir, emportant ses dossiers avec elle. Le garde la suit et se positionne derrière la porte.

 

 

 

« Esparza, si vous entendez ne serait-ce qu’un murmure qui vous semble suspect, vous criez et entrez. Je ne serai pas loin. En attendant, je vais aller prendre un peu d’air frais. »

 

 

 

« Bien, M’dame. C’était moche là-dedans. »

 

 

 

« C’était dégoûtant, Caporal. Ce salaud est un vrai psychopathe. »

 

 

 

 

*******

 

 

 

Maggie sort du bâtiment et découvre une journée de tout début de printemps. La neige fondue forme des filets d’eau brunâtre dans le caniveau le long de la rue qui sépare les cachots de l’ancien terrain de parade ; près des escaliers du bâtiment, quelques brins d’herbe desséchée commencent à poindre. Le soleil est haut dans le ciel, voilé de temps à autres par des cumulus poussés vers le nord par une brise presque tiède. Si elle était poète, Maggie pense qu’elle trouverait une belle métaphore pour décrire cela. Le retour de la vie. Le renouveau du printemps. Le commencement d’un nouveau cycle.

 

 

 

Mais les derniers mois ont été plus qu’assez pour elle. Trop d’inexpliqué, trop de manque de repères. Pour elle, les plaques de gazon qui apparaissent sous la neige qui fond sont comme des blessures, dont les bords sont gangrenés.

 

 

 

Et il n’y a, pour l’instant, aucun remède à ces blessures, pas en pharmacie et même pas dans le pouvoir spirituel visible dans la personnalité de Dakota Rivers. Maggie est une sceptique, une personne réaliste. Etre réaliste, malheureusement, force parfois à reconnaître une vérité inconfortable.

 

 

 

Une de ces vérités, même si elle déteste devoir l’admettre, est que cette ordure de McCallum a marqué un point. Il n’y a actuellement aucun mécanisme judiciaire permettant de traiter de son cas ou de celui de ses semblables. Bon Dieu, il n'est pas possible de négocier avec un pickpocket autrement qu’avec ses poings ou pire, avec son fusil.

 

 

 

Elle ouvre à nouveau son dossier, pour se remettre à l’esprit pourquoi il est important de trouver un moyen de faire justice, et non pas de juste se venger. Les mots imprimés ne reflètent que très peu les voix qui les ont prononcés, et les espaces vides la lutte de ces femmes pour rester cohérentes dans leurs propos.

 

 

 

Sa mémoire, elle, ne lui fait pas défaut. Elle entendra ces mots et ces phrases hésitantes résonner en elle jusqu’à sa mort.

 

 

 

 

Q : S’il vous plaît, indiquez votre identité pour l’enregistrement.

 

 

 

R : Monica D******

 

 

 

Q : Quelle est votre profession, Mlle D******

 

 

 

R : Je suis… j’étais…créatrice de bijoux.

 

 

 

Q : Vous faisiez partie des femmes libérées de la prison de Rapid City ?

 

 

 

R : Oui.

 

 

 

Q : Pouvez-vous nous raconter ce qu’il s’est passé ?

 

 

 

R : J’étais dans mon magasin quand l’Insurrection a commencé. Je me suis cachée dans la réserve, sous une bâche.

 

 

 

Q : Ils vous ont trouvée ?

 

 

 

R : Ils ont mis le feu au magasin avec ma lampe à souder. J’ai dû sortir quand la fumée est devenue trop épaisse.

 

 

 

Q : Que s’est-il passé en prison ?

 

 

 

R : J’ai été violée. Comme toutes les autres. Presque toutes.

 

 

 

Q : Vous savez pourquoi ?

 

 

 

SILENCE SUR L’ENREGISTREMENT : 1 minute 40

 

 

 

Q : Je peux vous apporter quelque chose, Mlle D****** ? De l’eau ? Du thé ?

 

 

 

R : Non, non merci.

 

 

 

Q : Je vais vous poser la question différemment. Est-ce que les hommes qui vous ont violée ont donné une raison ?

 

 

 

R : Une raison ? Une raison.

 

 

 

Q : Mlle D******, je suis désolée, mais je dois vous le demander. Est-ce que ces hommes ont dit quelque chose qui nous permette de comprendre pourquoi les droïdes les ont poussé à faire cela ?

 

 

 

R : Non.

 

 

 

Q : Est-ce que les droïdes ont parlé de quelque chose en votre présence ou avez-vous entendu quelque chose qui pourrait indiquer leurs intentions ?

 

 

 

R : Non.

 

 

 

Q : Avez-vous la moindre idée du pourquoi ils ont sauvé puis fait féconder des femmes en âge d’être mères ?

 

 

 

R : Non. S’il vous plaît, je ne peux plus…

 

 

 

« Colonel. » La voix du Caporal interrompt ses souvenirs. « Le Major dit qu’ils sont prêts. »

 

 

 

 

 

Maggie se relève à contrecœur, sentant la douleur persistante dans sa jambe droite, là où la balle l’a atteinte. Elle n’a pas la moindre envie de se retrouver avec McCallum et tout ce qu’il représente, mais elle n’a pas d’autre choix que celui-là en ce moment. Elle époussette un peu de terre et d’herbe accrochés au bas de son uniforme. « J’arrive. »

 

 

 

Les deux hommes sont assis quand elle entre dans la pièce. Seul Boudreaux se lève mais elle remarque que la posture de MCCallum semble un peu moins provocante. Maggie regarde le Major et reçoit un hochement de tête presque imperceptible. Elle s’assied en face du prisonnier et met en marche le petit enregistreur posé sur la table, indiquant ensuite son nom et celui des personnes présentes ainsi que la date et l’heure. Puis elle dit : « Parlez. »

 

 

 

McCallum regarde brièvement vers son conseiller ; Boudreaux reste de marbre. Après un moment, il commence : « Ok. Vous voulez savoir ce que les droïdes ont en tête. Je peux vous le dire. »

 

 

 

Maggie reste imperturbable. « Nous attendons, Mr McCallum. »

 

 

 

Ses poignets pâlissent sous ses tatouages, mais il la regarde droit dans les yeux. « Vous vous souvenez que les Arabes et les Juifs n’ont jamais acheté de modèles domestiques, hein ? Juste des droïdes militaires qui ne ressemblent pas du tout à des humains. »

 

 

 

 

« Je me rappelle de quelque chose comme ça. » répond Maggie, les sourcils froncés. « Allez à l’essentiel.»

 

 

 

« Je vais y aller, à votre foutu essentiel, vous… » McCallum se force à reprendre son sang-froid et détourne son regard de Maggie, « Ils n’ont jamais acheté de droïdes domestiques parce qu’ils imitaient les humains, vous pigez ? Ce sont des images. Et le Dieu des Juifs et celui des Arabes ne veut pas de ces images. Ils n’ont même pas le droit de le représenter. »

 

 

 

« Je sais cela. » répète Maggie. « Allez à… »

 

 

 

« … l’essentiel, merde, j’ai compris. »

 

 

 

« Maintenant. »

 

 

 

« Les foutus Juifs et les foutus Arabes ne voulaient rien d’autre que des droïdes militaires. Ils pouvaient les contrôler grâce à leurs gouvernements et à leurs conneries de familles royales. Et ils utilisaient ces droïdes-là pour contrôler tout le reste. » Il la regarde, dans l’expectative, comme si ses paroles devaient avoir tout expliqué.

 

 

 

Maggie attend.

 

 

 

« Et c’est eux qui ont tout le pétrole non ? Maintenant, ils veulent contrôler le reste du monde, alors ils utilisent les droïdes pour tuer tous les Américains et les Européens de race aryenne. Ils ne laisseront en vie que les gens de leur race. »

 

 

 

« Ce tatouage que vous avez là, » Maggie désigne la couronne traversée par une croix, « C’est le sigle de l’Eglise de Jésus Christ l’Aryen, n’est-ce pas ? Ce groupement neo-nazi né dans les montagnes du Montana ? »

 

 

 

« Nazi ? » Le ton de l’homme est ulcéré. « Putain, non ! Schickelgruber était lui-même un juif ! (NDLT : nom du père biologique d’Hitler.) Pourquoi diable croyez-vous que son Reich qui devait durer 1000 ans n'a pas dépassé 20 ans ? »

 

Il regarde autour de lui comme s’il voulait cracher, mais se retient. « Nous sommes des nationalistes blancs. Nous sommes des chrétiens. C’est différent. »

 

 

 

« Je vois. » Maggie plie ses doigts, se forçant à la patience. S’il y a une chance, une chance minuscule, que ce raciste idiot puisse savoir ce qui arrive au monde en ce moment, elle se doit de l’écouter, même si McCallum la met hors d’elle. Elle se promet un long bain chaud avec double dose de sels à la lavande. « Alors pourquoi après avoir décimé votre race d’élite, ces gens souhaiteraient en faire naître d’autres ? Quelle est votre théorie là-dessus ? »

 

 

 

McCallum se penche au-dessus de la table et Maggie doit se forcer à ne pas reculer. « Ils veulent vivre éternellement. »

 

 

 

C’en est trop pour Boudreaux. Même s’il n’est qu’un auditeur, et selon Maggie, habitué à entendre des mensonges, il ne parvient apparemment pas à se contenir. Il masque son rire sous une quinte de toux. « Excusez-moi, Colonel. J’avais un chat coincé dans ma gorge. »

 

 

 

Bon sang. Quelle histoire absurde. A voix haute, elle reprend : « Et cela a un rapport avec… » Elle fait un geste qui englobe pour elle toute l’horreur de ce qui s’est passé dans les prisons, le programme apparent de procréation et le rôle de McCallum dans tout cela.

 

 

 

« Des pièces de rechange. Ils vont élever les enfants et leur prélever des organes quand ils en auront besoin. Remplacer un cœur, un foie, un rein, ces salauds ne mourront plus. Ils changeront juste les pièces. Eternels. »

 

 

 

Il y a une plausibilité presque dégoûtante dans cette histoire. Maggie se souvient d’avoir entendu parler de certains paysans mexicains et de fermiers colombiens qui avaient attaqué des missionnaires parce qu’ils croyaient que les americanos voulaient voler leurs enfants pour vendre leurs organes sur le marché noir médical. Les préjugés ne meurent jamais, se dit-elle, mais vont se greffer ailleurs.

 

 

 

« Et cela vous a été expliqué ? Par qui ? »

 

 

 

« Ah putain ! Non, Madame, ils nous l’ont pas raconté ! Quel homme blanc voudrait que ses enfants soient coupés en morceaux ? »

 

 

 

« Alors vous avez fait ça pour quoi ? »

 

 

 

« Pour sauver ma foutue vie, qu’est-ce que vous croyez ? Vous pensez que j’ai aimé baisé ces salopes ? » Il a un frisson presque convaincant. « Bon Dieu, la moitié d’entre elles n’était même pas de race blanche ! Vous pensez pas que j’allais me polluer de cette façon ? »

 

 

 

Maggie s’empêche d’envoyer son poing dans son visage. « Bon, alors comment êtes-vous au courant de cette histoire ? »

 

 

 

Le visage de McCallum se détend et reflète une sincérité superficielle. Ses yeux rencontrent les siens. « Parce que j’ai entendu deux droïdes qui en parlaient. Ils disaient que l’Emir serait content d’eux. Que les enfants seraient prêts dans quatre ou cinq ans. »

 

 

 

« Je vois. C’est ça votre histoire. »

 

 

 

« C’est ce qui est arrivé ! »

 

 

 

« Et vous espérez la clémence sur la base de votre témoignage ? »

 

 

 

« Je mérite la clémence. Je vous ai raconté ce que voulaient faire les têtes de métal. Vous devez m’innocenter. »

 

 

 

Maggie appuie sur une touche de l’enregistreur et une imprimante à l’autre bout de la pièce éjecte deux feuilles de papier. Boudreaux les lui amène et elle les lit sans faire de commentaires. Pus elle les dépose devant McCallum. « Signez. »

 

 

 

Laborieusement, il lit puis tend la main pour avoir un stylo. Maggie lui en donne un et encore plus laborieusement, il appose sa signature au fond de la deuxième page.

 

 

 

Quand c’est fait, Maggie reprend le stylo, le saisissant du bout des doigts. Elle tourne la tête en direction des cellules. « Enfermez-le. »

 

 

 

« Hé ! On avait un accord ! » objecte McCallum.

 

 

 

« On avait un accord. » répète Maggie. « Vous nous avez dit ce que vous saviez, nous allons l’étudier. Pas d’autres promesses. » Elle s’adresse au garde. « Enfermez-le. »

 

 

 

Maggie saisit ses dossiers ainsi que l’enregistreur, puis elle quitte la pièce avec une seule envie, retrouver l’air frais. Elle ne s’est jamais sentie aussi sale.

 

 

 

Elle a besoin d’un bain. Puis d’une longue conversation avec Dakota et Kirsten. De l’eau chaude, des sels de bain parfum lavande. Se sentir propre.

 

 

 

Elle empoigne sa sacoche et part vers son domicile.

 

 

Table des matières

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