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INSURRECTION24

Page history last edited by PBworks 15 years, 10 months ago

INSURRECTION

 

De Sword'n'Quill (Susanne Beck)

 

SwordnQuil@aol.com

 

écrit avec T Novan et Okasha

 

 

Traduction : Kaktus (parties 1 à 22) et Fryda (partie 23 à la fin)

 

 

Table des matières

 

 

 

 

 

Démentis : Voir chapitre un

 

 

 

 

Chapitre vingt-quatre

 

 

 

La moto s’arrête dans un ronronnement à l’extérieur d’une maison bien entretenue, retirée dans les bois. Les fenêtres face au chemin de gravier sont ouvertes en plein et la chaude brise fait bruisser plaisamment les rideaux faits maison. Des jambes vêtues d’un jean reposent aisément de chaque côté de la moto, l’équilibrant confortablement alors que le moteur est éteint.

 

Une voix mâle, d’âge avancé mais toujours forte flotte depuis la maison. « Je suppose que je devrais vous avertir qu’à cet instant même, sept armes de tailles différentes sont pointées directement sur vous et prêtes à tirer toutes d’un coup. Si vous êtes un androïde, ça ne vous tuera pas, mais je pense que ça va rendre votre travail un peu plus dur. Et si vous êtes humain… »

 

De longues mains puissantes se lèvent et retirent le casque noir, faisant tomber des cheveux tout aussi noirs en cascade brillante. « Bel accueil qu’on a là, Juge », dit la voix sensuelle. « Vous l’avez aussi accroché au point de croix au-dessus de votre cheminée ? »

 

Un moment de silence choqué. Puis, « Est-ce qu’il est temps que je change de lunettes ou bien est-ce que c’est vraiment Dakota Rivers qui obscurcit mon seuil ? »

 

Koda rit en accrochant son casque sur le guidon de la moto. « Je sais pas. Quelle réponse me vaudra de ne pas être explosée ? »

 

« Ah », parvient la réponse sèche. « Votre esprit, comme un mauvais cru, se change en vinaigre avec le temps, Ms Rivers. »

 

« Tout comme vos bonnes manières, espèce de vieux chimpanzé, » marmonne Dakota, pas tout à fait entre ses dents.

 

« J’ai entendu ! »

 

« C’était fait pour. »

 

Un instant plus tard. « Alors ? Ne restez pas là à faire de la figuration sur cette machine de mort à deux-roues ! Je n’ai pas vu un visage humain depuis un nombre palpable de semaines. Le vôtre fera l’affaire, je suppose. »

 

« C’est ce que j’aime chez vous, Juge », réplique Dakota, en balançant sa jambe par-dessus l’engin avant de le poser sur sa béquille. « Vous êtes le charme incarné. »

« Merci », arrive la réponse guindée. « J’essaie. »

 

Remontant le chemin bien entretenu, Dakota attrape la poignée de porte et la tourne. La porte s’ouvre facilement et elle entre, observant la panoplie impressionnante de fusils de tous genres, tous pointés vers les fenêtres. « Vous ne blaguiez pas », fait-elle remarquer, en sifflant doucement.

 

« Vous m’avez déjà vu blaguer ? »

 

Sans prendre la peine de répondre, Koda détache nonchalamment son regard des armes pour faire le tour de la maison. C’est la même que dans son souvenir, le domaine d’un homme seul et fier, d’un célibataire de longue date avec deux passions seulement dans la vie : la loi, dont la preuve est donnée par les rangées successives de livres couverts de cuir qui ont fait résidence dans l’énorme bibliothèque qui va du sol au plafond et couvre trois des quatre murs, et les oiseaux, ou plus précisément, leur observation, leur catalogage et leur photographie. Des preuves de cette passion-là sont exposées sur le mur restant. De belles photos emplissent l’énorme espace au-dessus du manteau de cheminée en pierre.

 

Son regard, comme à l’accoutumée, est attiré par les photos qu’elle passe en revue, appréciant leur beauté, quand elle en remarque une posée sur le coin du manteau de cheminée lui-même, et elle s’y voit, souriante. C’est une photo qu’elle connaît bien, d’autant qu’elle en est un des principaux sujets.

 

Elle montre un champ en hiver, couvert de lourde neige. Un arbre unique se tient en arrière-plan, ajoutant à la perspective. A l’avant, Dakota, vêtue de cuir, lève un poing ganté alors qu’un Wiyo plongeant, ses ailes massives écartées de toute leur largeur, descend pour atterrir.

 

« Je me souviens de ce jour », dit le juge pensivement, en passant un doigt sur sa joue battue par l’âge. Fenton Harcourt est un homme grand, toujours vert malgré son âge avancé, avec une touffe de cheveux blanc-neige et un visage empli de lignes sévères que seul le pétillement occasionnel dans ses yeux marron foncé semble démentir. « Il faisait plus froid qu’un sein de sorcière et deux fois plus dur. »

 

En riant, Koda passe légèrement le doigt sur la photo, touchant à peine le verre qui protège le papier de l’usure. C’était la première fois que Wiyo était venu à son appel et avait atterri sur son poignet. Elle peut presque sentir la force implacable de ces griffes sur son bras maintenant, une prise si forte, et pourtant si tendre, qu’elle savait à ce moment-là que même si elle n’avait pas porté le gantelet, sa peau n’aurait pas été percée.

 

Dakota se détourne enfin de la photo, et croise le regard profond du vieil homme. Ils partagent un instant de parfaite compréhension. Le juge Harcourt adore Wiyo aussi puissamment qu’elle. Tout comme il a aimé et s’est occupé, du frère de Wiyo, qui a été abattu par un idiot soul avec un penchant pour le tir aux oiseaux. Cette homme serait mort de la main même d’Harcourt, juge ou pas, s’il n’avait pas sauté dans son pick-up pour foncer immédiatement dans un arbre, se transformant lui-même en hamburger flambé.

 

Le juge avait pleuré la perte de l’oiseau, pleuré comme il ne l’aurait jamais fait pour un autre humain. C’était comme s’il avait perdu une part de lui-même avec la mort de l’animal sauvage qu’il avait contribué à élever depuis sa naissance. Et cette perte l’avait changé, profondément et de façon permanente.

 

« Alors », finit-il par dire, brisant le silence entre eux. « Je présume qu’il y a une raison à cette visite au-delà de votre intérêt à vous assurer de mon état actuel ? »

 

Koda ricane. « Vous êtes trop diabolique pour mourir, vieil homme. »

 

Harcourt essaie d’avoir l’air offensé mais l’étincelle dans ses yeux dément de nouveau les lignes sévères et taillées à coup de serpe de son visage. « Hélas, vous avez découvert mon secret. Que va penser la Société des Immortels Fous et Diaboliques ? Vous aurez remarqué l’emphase sur certains mots. Nous sommes le seul groupe à avoir survécu intacts à cette dernière débâcle humaine, vous savez », ajoute-t-il avec un murmure moqueur de conspirateur.

 

Koda lève les yeux au ciel, puis redevient sérieuse. « J’ai besoin de votre aide. »

 

Le juge hausse ses sourcils broussailleux, comme deux chenilles perchées sur ses lunettes. « Mon aide ? Pour quoi faire ? Au cas où vous n’auriez pas remarqué, Ms Rivers, j’approche rapidement des 80 ans. J’ai bien peur que mes journées de bravoure héroïque ne soient passées depuis longtemps. »

 

« Je ne vous demande pas de l’héroïsme, je vous demande votre aide », lâche Koda en détournant son regard pour regarder la journée printanière. « Ecoutez. Je suis venue à la base pour essayer d’aider à mettre de l’ordre dans ce bazar. Des femmes sont emprisonnées partout dans ce pays, violées à répétition, et forcées de porter des enfants pour des raisons que nous n’avons pas encore comprises. Nous avons réussi à survivre à une autre escarmouche androïde, et les survivants arrivent par le portail en flots ininterrompus. » Elle soupire en glissant les mains dans ses poches. « Au début, on a juste eu les problèmes habituels ‘d’installation’, mais ces derniers temps, les choses ont empiré d’une manière importante. »

« Ouais, en vérité je vous le dis », prononce la voix sèche d’Harcourt, « partout où deux personnes ou plus sont réunies, elles vont passer tout leur temps à se bastonner les unes les autres. »

 

Le sourire de Koda est faible et disparaît rapidement. « C’est devenu de cette taille-là, ouais. »

 

« J’ai du mal à voir le problème », fait remarquer Harcourt. « Il y a bien assurément assez de militaires encore vivants sur cette base pour juger leurs propres affaires avec une vitesse et une justesse raisonnables. » Il lève un doigt tordu par l’arthrite. « Vous aurez noté mon utilisation du mot ‘raisonnable’. Moi, personnellement, je ne ferai pas confiance à une cour militaire pour juger, que mes chaussures soient lacées ou pas. Quoi qu’il en soit, c’est bien de leur ressort, non ? »

 

Détournant son regard de la fenêtre, elle le regarde d’un air neutre. Il hausse à nouveau les sourcils. « Je rate quelque chose, je présume. »

 

« Vous avez entendu déclarer un état de guerre ou même d’urgence ? » Demande-t-elle simplement.

 

Il réfléchit un instant. « Je ne crois pas, non. »

 

Elle continue à le fixer jusqu’à ce que ses yeux s’agrandissent soudain de compréhension. « Non, non, ma chère, et encore non. Je ne prendrai pas part à une tentative piteuse et vouée à l’échec de prolonger les derniers hoquets d’une espèce qui aurait dû s’éteindre avant d’être autorisée à se reproduire. L’humanité a finalement entendu les Trompette du Jugement Dernier, et je dirai qu’il était fichtrement temps. »

 

« Juge… »

 

« Non, Dakota, non. Le corps de l’Homme reçoit exactement ce qu’il mérite. Et moi, pour commencer, j’ai l’intention de savourer pleinement ce qui reste de ma vie ici sur cette planète dans un état de détente paisible, libéré des inquiétudes mesquines d’une société mourante. J’ai mes livres. J’ai mes oiseaux, j’ai repéré une hirondelle Cassin hier justement, au fait (NdlT : hirondelle à queue courte). C’est la deuxième fois seulement dans cette région, je vous ferai savoir. Dommage qu’il n’y ait plus personne que ça intéresse. Non, j’ai bien peur que vous ne deviez vous trouver quelqu’un d’autre pour vous aider avec les autopsies. Je me suis retiré de l’espèce. »

 

Le regard de Koda s’éloigne et Harcourt ressent de l’inquiétude se frayer son chemin dans son cœur durci.

 

« Wa Uspewicakiyapi est mort. Il a été pris dans un piège illégal et attaqué par des prédateurs. J’ai d’abord repéré sa compagne. Elle cherchait de l’aide et une paire de connards ivres la prenaient pour cible pour se marrer. J’ai pu la sauver. Elle était affamée, saignait et avait visiblement mis bas peu de temps auparavant. Quand j’ai trouvé les bébés, tous étaient morts sauf un. Wiyo m’a conduit à Wa Uspewicakiyapi. Je ne pouvais… rien faire pour lui. Sa vie était… » Elle sort les mains de ses poches et les fixe comme si c’était des objets étrangers. « Je l’ai abattu. »

 

Harcourt ferme les yeux par sympathie, son visage tendu en une grimace.

 

Koda serre la mâchoire, les muscles de son visage prononcés. « Et maintenant, il est enfermé dans le congélateur de la base… comme preuve. » Les mots sortent comme du poison qu’on évacue.

 

« Preuve ? De quoi ? »

 

Manny et un ami ont tué le trappeur. Il avait piégé plusieurs autres animaux dans ses pièges illégaux. Ils étaient en train de les secourir quand il les a trouvés et leur a tiré dessus. Ils ont agi par autodéfense et Tacoma croit qu’on a besoin du corps de Wa Uspewicakiyapi pour prouver leur innocence. »

 

Son état d’agitation est tel qu’elle ne voit ni n’entend le juge bouger, et elle se raidit légèrement lorsqu’une grande main chaude vient se poser sur son épaule dans un geste de soutien. « J’ai besoin de votre aide, Fenton. L’humanité se meurt peut-être mais ça rejaillit sur beaucoup d’autres. Des innocents qui ne méritent pas ce qu’on leur fait. J’ai besoin de quelqu’un que je peux respecter et à qui faire confiance, et ce quelqu’un, c’est vous. » Elle se tourne pleinement vers lui, sentant sa main glisser. « S’il vous plait, aidez-moi. »

 

Le regard d’Harcourt est triste. « Dakota… »

 

« Vous n’aurez pas besoin d’aller vivre là-bas, Fenton. On va mettre quelque chose en place un peu comme dans le passé de l’Ouest américain. Tous les cas seront traités une ou deux fois par mois. J’enverrai même un chauffeur vous chercher et vous ramener à la maison. » Elle a parfaitement conscience de quémander, mais elle sait tout aussi bien que tout ceci est plus important que sa fierté.

 

Le silence soudain est long et acéré comme une lame-fantôme qui divise l’espace entre eux. Dakota se détend, sachant qu’elle a fait du mieux qu’elle a pu et qu’elle ne peut qu’accepter sa décision, quelle qu’elle soit.

 

Ses mains se plient en poings serrés, mais il fait un signe de tête à contrecoeur, comme la confession d’un hors-la-loi quand il réalise les conséquences de maintenir le silence.

 

« J’ai des conditions », fait-il remarquer d’une voix douce.

« Allez-y. »

« Je garde ça en réserve jusqu’à ce que j’ai posé le regard sur ce nouveau Xanadu, si ça ne vous ennuie pas. » (NdlT : Xanadu = Nom de la résidence d'été de Kublaï Khan, située à environ 300 km au nord de Pékin. Kublaï Khan = petit-fils de Gengis Khan, empereur mongol, fondateur de la dynastie chinoise Yuan)

« Bien. »

 

Il hoche à nouveau la tête. « Garez ce piège de mort derrière la maison. On va partir dans mon camion. »

 

« Merci, Fenton », dit-elle avec une réelle émotion.

« Gardez ça pour ma décision finale. Maintenant, allons-y. »

 

*******

 

« Ça me rappelle le ghetto de Varsovie. »

 

Maggie, assise à l’arrière de l’APC (NdlT : APC = Armored Personal Carrier, véhicule de transport militaire armé), hausse un sourcil perplexe et Kirsten garde le silence. Le convoi de véhicules armés avance lentement dans les rues de Rapid City, allongé sur la longueur d’un bloc d’immeubles pour permettre la manœuvre en cas d’une attaque. Leurs ombres, piquetées par les silhouettes hérissées des armes automatiques, glissent le long de l’asphalte à côté des camions, aux bords acérés, comme des peintures éparpillées dans le soleil de midi. Après un moment, Kirsten ajoute, « je ne veux pas dire que les bâtiments sont similaires. Je veux dire que… » Elle s’interrompt à nouveau, cherchant le mot précis. « Ils ont l’air… dévalisés. »

 

Maggie, la main posée sur le M-16 posé sur ses genoux, ne répond pas immédiatement. Puis elle dit, « ce n’est pas juste le vide. C’est la dévastation. »

 

« Exactement. »

 

Les semaines qu’elle a passées sur la base ont altéré sa perception, se dit Kirsten. Même dans les premiers jours de l’insurrection, avec des corps gelés ou pourrissants à l’endroit où ils reposaient au caprice du mauvais temps, elle n’avait rien vu de tel que le paysage urbain qui défile dans le petit rectangle de verre du véhicule armé. Les maisons sont toujours debout, bien qu’ici et là des poutres noircies de fumée émergent de la neige pas encore fondue qui couvre le macadam brûlé. Certaines, leurs fenêtres condamnées, auraient pu être volontairement abandonnées lorsque les habitants ont fui. Cependant, comme d’autres soudainement vidées, leurs portes pendent ouvertes sur les charnières brisées, des morceaux dépareillés de meubles et de vêtements éparpillés sur des pelouses mortes trempées par la neige fondue. Des éclats de céramique peinte aux couleurs vives jonchent le trottoir là où le convoi s’arrête pour tourner, la silhouette tordue d’un abat-jour enfoncée dans le creux d’une racine d’arbre, les restes des coussins d’un canapé renversés sur un porche où une machine à laver est retournée à côté d’eux. Des éclats de verre sont accrochés aux encadrements des fenêtres cassées. Ici et là, une rangée de trous dans des coins éclatés ou des briques de gouge attestent de tirs d’armes automatiques. Il n’y a aucun moyen de dire combien de dommages ont été causés par les androïdes, combien par les pillards et les prédateurs sur deux jambes qui ont suivi leur passage.

 

Alors qu’ils se déplacent vers le centre de la ville, des signes de vie commencent à apparaître. Dans le parking abandonné d’un ensemble d’appartements, deux gamins d’environ dix ans et un épagneul cocker chassent un frisbee sous le regard attentif d’une femme aux cheveux gris, un pistolet attaché à sa hanche. Au-dessus d’eux, de la lessive agrémente une toile de cordes accrochées entre les balcons, des pulls d’enfants rose et jaune pimpants, des chemises de travail, une chemise de nuit de femme faite de satin noir délavé et de dentelle. Sur le bord d’un des immeubles, de la peinture rouge proclame, JESUS EST DE RETOUR ! ! sous l’image grossièrement dessinée d’un homme barbu en robe. La silhouette brandit une épée dans une main et un livre ouvert dans l’autre.

 

« Vous savez, les fanatiques me font aussi peur que les androïdes », dit Maggie doucement. « Ces maudites têtes de métal nous repoussent peut-être au Moyen-Âge, mais ce sont les schizos qui entendent Dieu leur parler depuis leur grille-pain qui vont nous y maintenir. »

 

« Ils commencent à se faire entendre. On pourrait aussi avoir à les combattre. »

 

« C’est ironique, non ? D’abord on repousse la rébellion des esclaves, ensuite on va devoir nourrir les lions avec les fanatiques et les prophètes autoproclamés. »

« Pauvres lions. » La bouche de Kirsten se recourbe en un sourire involontaire. « Vous savez que Dakota ne nous laissera jamais faire ça à de pauvres animaux innocents. »

« Ni Tacoma. C’est lui qui a une affinité pour les chats. » Maggie se penche en avant et tapote le conducteur sur l’épaule. « On s’approche des gens. Démarrez la bande. »

 

Kirsten sait à quoi s’attendre, mais le son de sa propre voix amplifiée est toujours un choc. Les haut-parleurs externes du camion crachotent et grésillent pendant un instant, puis explosent, « Votre attention ! Votre attention, s’il vous plait ! Ici Kirsten King qui parle au nom du Gouvernement des Etats-Unis. Un recensement va être mis en place aujourd’hui et demain à l’auditorium de la ville. Tous les citoyens sont priés de coopérer pour déterminer les besoins de la population civile et pour rétablir les institutions civiles. Merci pour votre assistance. » La bande passe et repasse sans arrêt.

 

A mesure qu’ils approchent de l’intersection de la banlieue et du quartier des affaires, des signes d’habitation deviennent plus présents. Ici et là, ils passent près d’un piéton ou d’un cycliste. Un homme sur une mule, un panier de bât double de pommes d’hiver suspendu sur sa croupe, devient un barrage routier non officiel quand sa monture s’arrête soudain au milieu d’une intersection, apparemment effrayée par les choses bizarres carrées en métal qui lui arrivent dessus. Le cavalier essaie de dévier à temps, et pendant un instant, Kirsten se retrouve face à face avec un animal aux yeux globuleux et qui recule, son braiement clairement audible même à travers la vitre pare-balles et les parois en acier du véhicule militaire. Puis son convoi avance, laissant le cavalier tirer frénétiquement sur les rênes de la créature.

 

« C’est une prophétie pour vous », fait observer ironiquement Maggie. « La Jeep du futur. »

 

Leur route les amènent le long des restes d’un Wal-Mart (NdlT : chaîne de supermarchés très connue aux Etats-Unis). Le magasin lui-même se trouve en arrière de la rue, sa forme massive sombre à travers les encadrements en acier des portes démolies. Mais son parking a été transformé en marché ouvert, avec une centaine au moins d’étals faits de parois en bois et de contreplaqué jonchant l’asphalte. Plusieurs stands sont vides, et Kirsten prend ça comme un signe d’espoir que les propriétaires se sont rendus comme il était demandé à l’auditorium de la ville pour être comptés et recensés. D’autres sont toujours ouverts. Un enclos contient un animal à la fourrure longue et hirsute, elle n’est pas sûre de reconnaître des moutons ou des chèvres laineuses. Un autre offre des piles de provisions en boite, pillées dans le Wal-Mart lui-même ou dans d’autres chaînes d’épicerie, une troisième encore étale une double rangée de bicyclettes, une lourde chaîne passée dans ses roues arrières et accrochée à chaque bout dans un crampon enfoncé dans la chaussée. Sous une pancarte qui proclame que l’occupant est un « Tailleur », une femme est assise derrière une machine à coudre à l’ancienne, faisant régulièrement défiler un vêtement en coton sous l’aiguille, pendant qu’un homme, visiblement son client, se tient à côté en pantalon et maillot. Il tient un poulet fermement sous un bras. Aucun prix n’est affiché nulle part.

 

Kirsten a vu des marchés comme celui-là en Afrique du Nord et à certains endroits d’Amérique Latine.

 

La plupart étaient surtout des pièges à touristes, faits pour rapporter des dollars américains et des marks allemands, n’attirant le marché local qu’incidemment et pour de faibles volumes. Et ici, dans un parking déserté, c’est l’économie la plus opulente, la plus vigoureuse de l’histoire du monde, réduite à échanger des œufs pour une couverture volée ou le raccommodage d’une manche abîmée.

 

Une boule froide de peur se fige dans son estomac. Avec elle arrive la réalisation que jusqu’à maintenant, elle n’a admis que deux possibilités : soit ils mourraient tous, ce qui semblait le plus assuré, soit ils survivraient, passeraient peut-être une année environ très dure, jusqu’à ce que la société soit remise à flots. Bien sûr certaines choses seraient différentes, avec le nombre d’hommes drastiquement réduit pendant une génération ou deux. L’équilibre des pouvoirs changerait. Mais elle n’avait jamais vraiment douté qu’assez de technologie, et les techniciens pour la faire fonctionner, pourrait survivre pour rendre le monde à nouveau un endroit raisonnablement confortable.

 

Jusqu’à maintenant.

 

Et le froid augmente encore plus, et pourtant brûle en elle. Elle, elle, Kirsten King, est le gouvernant dûment institué de ces gens, responsable de leur sécurité et leur bien-être dans un monde où la sécurité n’existe pas et le bien-être un feu de bois suffisant pour cuire un poulet troqué ou empêcher une famille de mourir de froid pendant la nuit. Elle n’a peut-être pas de têtes atomiques sous la main, mais le poids d’autres vies n’en est pas moins là.

 

Mon Dieu, comment a donc fait Clinton ? Ou Kennedy ? Comment chacun de tous ceux qui avaient un sens de l’obligation envers leur peuple a-t-il fait ?

 

Aux abords des quelques derniers pâtés d’immeubles avant l’auditorium, ils rencontrent du trafic effectif et le convoi ralentit jusqu’à se traîner. Il y a des pick-up venus de la campagne, encore plus de bicyclettes, de chevaux, une charrette ou deux. Sauvé des recoins d’une écurie ou d’une maison historique, un buggy avec un toit en cuir replié passe près d’eux avec élégance, suivi par un adolescent sur un skateboard. Mais la plupart des gens voyagent à pied, certains portant de jeunes enfants, presque tous armés d’un revolver ou d’un pistolet attaché à une hanche ou sous un bras. Tous doivent passer entre les files de policiers militaires stationnés à un portail temporaire fait de tuyaux et de barrières anti-ouragans. Ils font un signe vers leurs armes personnelles, pour la plupart, bien qu’aucun ne passe sans dénuder sa gorge ou se soumettre à un scan contre les métaux.

 

La rangée de véhicules militaires traverse, un à la fois, les troupes et les conducteurs contrôlés aussi parfaitement que les civils. Kirsten a eu une longue discussion à ce sujet avec le Colonel d’infanterie qui commande les MP, et a finalement dû lui ordonner de traiter son convoi exactement comme il l’aurait fait d’un transport civil. Si elle doit diriger ces gens – et cette pensée l’a maintenue éveillée la plus grande partie de la nuit – elle doit diriger par l’exemple. Elle doit être la première et la plus apparente à honorer la loi. Maggie, assise à côté d’elle, a juré de défendre et de faire respecter la Constitution des Etats-Unis et a mis sa vie en danger pour le faire. Il n’est jamais venu à l’esprit de Kirsten quand elle a fait le même serment comme le plus jeune membre du cabinet d’Hillary Clinton, qu’on lui demanderait de faire la même chose.

 

Un sourire ironique effleure sa bouche. Et pour finir, elle est la seule personne vivante à pouvoir faire ce qui doit être fait.

 

Au portail, son escorte forme un cordon autour d’elle, fusils prêts, les yeux fouillant la foule qui se retourne pour regarder. Maggie, qui marche juste derrière, garde son arme à son côté, pas ouvertement menaçante, mais prête néanmoins. Bizarre, comme ça pourrait la mettre mal à l’aise si c’était quelqu’un d’autre que Maggie. Elle n’a jamais piqué la compagne de qui que ce soit auparavant dans sa vie, avait à peine imaginé en avoir une elle-même, encore moins prendre celle de quelqu’un d’autre, mais elle fait entièrement confiance à Maggie pour protéger sa vie, et pas seulement pour l’amour de Dakota.

 

La foule murmure lorsqu’ils traversent et elle saisit des bribes flottantes de leurs commentaires.

 

« … regarde, fiston, c’est le commandant de Cheyenne… »

« … notre présidente maintenant… »

« … une intello cyborg… »

« … je la croyais plus grande… »

 

Depuis la porte lui parviennent des bribes d’une chanson, et Kirsten lève la main pour arrêter son entourage. Un homme est assis près de l’entrée sur un tabouret pliant, une guitare posée sur les genoux et un morceau de jean plié là où devrait se trouver le reste de sa jambe. Ses cheveux longs et grisonnants sont attachés dans la nuque avec une lanière de cuir, des lunettes de soleil lui cachent les yeux. La mélodie est ancienne, une ballade de la frontière anglo-écossaise à l’époque d’Elizabeth la première, mais les mots sont nouveaux.

 

Le long du pont elle courait,

 

Plus agile que le cerf,

 

Un lance-grenades dans sa main serré

 

Sans peur et le cœur fier.

 

 

 

Le long du pont elle courait,

 

Plus agile que le daim,

 

Et ses deux rapides alliées,

 

Cœurs nobles, suivaient enfin.

 

 

 

Il y a d’autres strophes, détaillant la destruction de l’armée d’androïdes sur la rive éloignée de la Cheyenne, qui vantent la valeur de Dakota, celle de Maggie, de Tacoma, la sienne. Le froid est de retour autour de son cœur, un froid glacial, et avec lui la panique. Seule la perspective de la disgrâce dans les yeux de Maggie, de ceux de Dakota, la maintiennent collée au sol de l’auditorium, un sourire sur son visage qui lui parait aussi rigide que celui d’un cadavre.

 

Que Dieu me vienne en aide, ces gens pensent que je suis une héroïne. Une vraie, comme Dakota et Maggie. Qu’est-ce que je vais faire ? Comment puis-je être à la hauteur de ça ?

 

Après ce qui lui semble être une éternité, la chanson arrive à son terme.

 

Dieu, protège notre Présidente,

 

Toutes nos vies et nos biens.

 

Et qu’à ses compagnes combattantes,

 

Vienne ton honneur divin.

 

Kirsten applaudit avec le reste de la foule, son visage en feu. « Harry », crie quelqu’un, « tu sais pour qui tu chantes ? »

 

« Je chante pour toi, espèce de salopard ! » Réplique le musicien. « Mais t’es trop rapiat pour m’offrir une bière, Todd Rico ! »

« Ceci devrait vous offrir une bière ou deux. » La douce voix derrière elle est celle de Maggie, et Kirsten la regarde ôter la boucle en forme de lynx et la jeter dans le chapeau sur le sol près d’Harry. Le cœur de Kirsten se serre, elle n’a pas de bijou, et l’argent est inutile. La seule chose de valeur qu’elle ait est l’arme qu’elle porte sous sa veste. Lentement, elle la détache et la pose également aux pieds du chanteur. « Merci pour cette jolie chanson, Harry », dit-elle. « Peut-être que vous pourrez la rechanter quand Dakota Rivers pourra aussi l’entendre. »

 

Le chanteur relève brusquement la tête. « Attendez. Je connais votre voix. »

 

Elle fait un petit geste dépréciateur, brutalement stoppé. Ce qui n’était pas évident auparavant, l’est maintenant, l’homme ne peut pas voir. « Probablement pas », dit-elle tranquillement.

 

« Vous êtes King », dit-il, tout aussi tranquillement. « Je vous ai entendue à la télé. »

 

Elle hoche la tête, puis se sentant idiote. « Vous avez une bonne oreille. Ça doit faire il y a des mois de ça. »

 

« Nan, je me rappelle les voix. J’ai perdu la vue en 2003 à Bagdad, en même temps que ma jambe. Les implants n’ont pas pris. »

 

Elle voudrait s’arrêter pour lui parler, lui demander s’il a toujours été chanteur et comment il a survécu à l’insurrection, mais le capitaine à côté d’elle la presse d’avancer, dans l’énorme vide de l’auditorium. « Madame. Les gens font la queue. »

 

Au lieu de ça, elle remercie à nouveau Harry, lui serrant la main avant d’avancer. Derrière elle, elle entend le bruit de petits objets qui tombent dans son chapeau, il a gagné sa bière et plus cet après-midi. Elle dit, « c’était généreux de votre part, Maggie. Je sais que cette boucle signifie beaucoup pour vous. »

 

Maggie se contente de hausser les épaules. « J’en ai une autre, je ne porte jamais la paire. Mais ce revolver pourrait le nourrir pendant un mois ou plus, voire plus encore s’il raconte comment il l’a eu. Vous êtes en train de devenir une légende. »

 

« Vous aussi », rétorque Kirsten. « Et je ne pense pas que vous aimiez ça plus que moi. Dakota va être… » Elle s’interrompt, cherchant le mot. « Embarrassée », finit-elle d’une voix faible.

 

« Essayez ‘vraiment en rogne’ », dit Maggie.

 

A l’intérieur, la pièce a été bouclée en ailes, avec de la corde et des étais. Des pancartes énormes avec des lettres longent le mur : A-B, C-E, tout le long jusqu’à XYZ sur le mur opposé. Des soldats en uniforme, tous des officiers de la division de comptage, sont assis derrière de longues tables sur lesquelles se trouvent des piles de blocs juridiques et de carnets de notes. Lentement, les gens filtrés trouvent leurs initiales et se mettent en ligne, tous parlant en même temps, beaucoup pointant du doigt vers l’endroit où Kirsten se tient avec Maggie et Boudreaux, qui a repris son incarnation d’origine, à l’entrée de la pièce. Il doit y avoir, selon son estimation, environ deux mille personnes, et encore plus dehors.

 

« Vous allez leur parler ? » Demande Boudreaux.

 

« Non, je n’avais pas prévu… »

 

« Vous devriez vraiment, vous savez », dit Maggie. « Appelez ça un moyen de gagner les cœurs et les esprits. On aura une bien meilleure coopération si les gens pensent qu’ils rendent un service personnel à leur Présidente. »

 

Elle lance un regard noir cinglant à Maggie, mais accepte le mégaphone des mains de Boudreaux. « Très bien. Faites-moi un espace sur la table. Ils pensaient tous que j’étais plus grande. »

 

Lentement la foule se calme. Depuis son perchoir au centre de la table, Kirsten peut saisir les visages attentifs, avides, agacés. Une jeune mère fait sauter son bébé qui pleure, un homme avec une expression d’ennui tapote impatiemment son chapeau contre sa cuisse. Les cœurs et les esprits.

 

« Bonne après-midi », dit-elle, sa voix faisant écho sur les hauts murs, déformée et faible à ses propres oreilles. « Comme la plupart d’entre vous le savent, je suis Kirsten King, et pour autant que nous le sachions, je suis la seule survivante du cabinet de la Présidente à Washington. »

« J’ai besoin de votre aide. Nous avons repoussé une attaque majeure des androïdes et de leurs alliés, mais nous ne les avons pas encore vaincus. Il y en a encore beaucoup là d’où ceux-là venaient, et des humains collaborent avec eux. Nous ne savons toujours pas ce qu’ils veulent ou qui est responsable de l’insurrection. Nous devons faire avec. »

« Les gens de Rapid City et les troupes de la base aérienne d’Ellsworth ont donné leur sang à la Cheyenne pour nous garder en vie et libres. Notre devoir maintenant est de conserver nos lois et notre Constitution vivante et libre, aussi, pour nous assurer que nous ne tombons pas dans l’anarchie ou la loi de la jungle. Cela veut dire que nous devons faire des choses comme d’avoir des élections pour le maire et le conseil municipal de Rapid City. Cela veut dire que nous avons besoin d’avocats et de juges. Nous avons besoin du commerce libre et nous avons besoin d’officiers de paix pour nous assurer de ne pas sombrer dans le mercantilisme. Si vous avez des compétences particulières, si vous voulez servir, s’il vous plait, faites-le savoir aux recenseurs maintenant. »

 

Kirsten s’interrompt et le calme est épais autour d’elle. Pas un mot, pas un bruissement de pas ne brise le silence. Les visages tournés vers elle sont sérieux, certains visiblement inquiets, tous résolus. Les cœurs et les esprits.

 

« Vous êtes le peuple libre des Etats-Unis. Vous vivez dans un pays fondé sur la loi et l’idée que chaque personne a de la valeur. Le besoin de la loi n’a jamais été plus grand, chaque personne n’a jamais eu autant de valeur. Je vous demande votre aide aujourd’hui pour restaurer notre nation. Nous ne retournerons peut-être jamais vers ce que nous avions, trop de choses ont été perdues. Trop de gens ont été perdus. Mais nous pouvons commencer aujourd’hui à réaffirmer notre Constitution et nos lois. Et avec elles, nous pouvons à nouveau être une nation qui peut affronter l’ennemi.

 

Je vous demande votre aide pour cette tâche. Vive la liberté ! Et vive le peuple libre des Etats-Unis ! »

 

Elle baisse le mégaphone, regardant par-dessus l’océan de visages, hébétée. Mon Dieu, d’où cela m’est-il venu ? Elle a à peine le temps d’y penser avant qu’une vague de son ne la submerge, des cris de « Li-ber-té ! Li-ber-té ! LI-BER-TE ! » mêlés à « Kirsten ! » et « Ells-worth ! » qui passent sur elle dans un rugissement. Puis, au milieu des cris, elle entend clairement les cordes de la guitare d’Harry l’aveugle, qui jouent un rythme. Graduellement la foule se calme, et il commence à chanter.

 

Alors que j’allais sur cette bande de chaussée,

 

Je vis sur moi du ciel l’immensité.

 

Je vis sous moi une vallée dorée.

 

Ce pays est pour toi et moi.

 

Alors qu’il passe au refrain, la foule se joint à lui, frappant des mains et tapant des pieds.

 

Ce pays est tien, ce pays est mien,

 

De l’île de New York au sol californien,

 

Des eaux du Gulf Stream aux forêts de sequoias,

 

Ce pays est pour toi et moi.

 

Les strophes continuent encore et encore, pour finir avec :

 

Aucun être humain ne peut m’arrêter,

 

Sur la grande route de la Liberté,

 

Aucun être humain ne peut me chasser,

 

Ce pays est pour toi et moi.

 

Le dernier refrain se termine dans un crescendo de cris de rébellion, le battement des mains et des pieds qui font trembler le sol tel un tremblement de terre. Alors que la musique s’affaiblit, Kirsten reste là un moment, puis se tourne pour descendre. Ses genoux tremblent tellement qu’elle manque tomber en s’échappant de la foule des officiers admiratifs, qui partent tous en même temps. C’est trop fort. Le bruit de la foule qui l’acclame lui martèle les oreilles et l’esprit.

 

C’est trop fort.

 

Elle passe près des officiers et de sa garde surprise, et se dirige vers une sortie de secours et l’intimité de l’air libre.

 

 

Table des matières

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