| 
  • If you are citizen of an European Union member nation, you may not use this service unless you are at least 16 years old.

  • You already know Dokkio is an AI-powered assistant to organize & manage your digital files & messages. Very soon, Dokkio will support Outlook as well as One Drive. Check it out today!

View
 

INSURRECTION35

Page history last edited by PBworks 15 years, 10 months ago

INSURRECTION

 

De Sword'n'Quill (Susanne Beck)

 

SwordnQuil@aol.com

 

écrit avec T Novan et Okasha

 

 

Traduction : Kaktus (parties 1 à 22) et Fryda (partie 23 à la fin)

 

 

Table des matières

 

 

 

 

 

Ecrit par Susanne Beck et Okasha

 

CHAPITRE TRENTE-CINQ

 

 

 

« Alors voilà l’idée qu’on se fait d’une limousine présidentielle, hein ? »

 

Kirsten regarde avec déplaisir le véhicule blindé qui entre dans l’allée. Andrew est assis derrière le volant, ses cheveux roux étincelants même à travers le verre épais, même sous l’ombre de sa casquette. Manny, orné de la même façon de son uniforme bleu, sourit et hausse les épaules. « Hé, on a essayé d’avoir une Rolls, mais on n’a pas pu en trouver avec un blindage. Le Dakota du Sud n’est pas particulièrement un état riche en véhicules, vous savez. »

 

« Visiblement vous n’avez pas beaucoup cherché. » Kirsten garde une voix neutre et sérieuse, son visage figé dans son expression de ‘qui-a-oublié-de-nettoyer-la-paillasse-du-labo’. Manny y croit presque, elle voit le signal d’alarme flotter sur son visage, puis être remplacé par un sourire.

 

« Mon indignité se courbe devant vous, Votre Excellence. » Il lui ouvre la portière côté passager, tendant une main ferme tandis qu’elle se tortille avec tout sauf une dignité présidentielle pour grimper sur le siège arrière. Bien que ces véhicules ne soient pas spécialement construits pour cette dignité. Un message de Fenton Harcourt, apporté juste avant la cérémonie de l’Inipi et laissé clos jusqu’à ce que Koda soit de nouveau revenue en toute sécurité dans le monde de la lumière, l’informait qu’il attendait les débats de clôture ce matin. Les délibérations du jury devraient commencer après la pause de midi. Et donc, là voilà investie de toute sa capacité officielle en tant que personne qui va signer les mandats d’exécution si le jury invoque la punition capitale. Et dans ce même but, elle porte la chose la plus proche de ce que la Base peut offrir comme tailleur officiel : un pantalon bleu d’uniforme trop long de deux centimètres et une veste d’officier débarrassée de ses insignes, avec des chaussures à talons mi-hauts. Elle a accepté ces dernières sur la seule insistance de Koda. Contrairement au pantalon, elles sont presque de sa pointure, et l’empêcheront de se prendre dans ses ourlets. Le reste est acceptable, en partie, mais les chaussures ont déjà commencé à lui faire mal.

 

« Je vais faire voter une loi contre ces fichus trucs. Je le jure », dit-elle en se tortillant dans l’espace confiné pour réussir finalement à s’asseoir.

 

« Quoi, les blindés ? » Dit Manny en s’installant dans le siège passager avant avec un M-16 sur les cuisses.

 

« Les chaussures avec des talons de plus de deux centimètres. Dites-moi que c’est un homme qui a inventé ces trucs. »

 

En réponse, Manny produit un léger rire, puis il parle dans le micro sans fil attaché à sa cravate. « Armadillo Deux, ici ‘Dillo Un. Allez-y. »

 

L’écouteur qu’il porte juste derrière l’oreille craque et s’allume, à peine audible pour Kirsten à l’arrière. « ‘Dillo Deux en position. Terminé. »

 

« On a les provisions, ‘Dillo Deux. Rendez-vous comme prévu. »

 

« Compris. Terminé. »

 

‘Les provisions’, Kirsten le sait, c’est elle-même. Armadillo Deux est un deuxième véhicule blindé, qui attend maintenant au portail de la Base, et qui va servir d’escorte à son propre véhicule. Les nouveaux arrangements de sécurité de Maggie l’attendaient en même temps que la note du juge quand elle a émergé de la chambre à coucher pour jeter un coup d’œil aux trouvailles de Jimenez. Elle n’est pas encore sûre de savoir ce qu’elle en pense, bien qu’elle sache qu’elle en aurait reconnu la nécessité pratique s’ils avaient été prévus pour quelqu’un d’autre. Et pourtant, un joli cinq-coups automatique est niché dans son étui au bas de son dos. Elle est trop habituée à ne compter que sur elle-même pour faire facilement confiance à d’autres, encore moins de dépendre d’eux.

 

Elle a commencé à faire des exceptions, bien sûr. Le souvenir de ces derniers jours glisse dans son sang avec douceur. Kirsten ne s’est jamais autant abandonnée à quelqu’un comme elle l’a fait avec Dakota, et cette confiance va au-delà de sa compagne, à la famille de Koda, qui lui a fait une place dans son sein avec autant de confiance que si elle était née parmi eux. Ce n’est pas juste le choix de Dakota qu’ils honorent, c’est elle-même qu’ils accueillent.

 

Et c’est quelque chose d’entièrement nouveau.

 

Le policier militaire (MP) en service au portail salue leur petit convoi. Le paysage défile à la vitre de Kirsten dans une brume. Les champs en jachère, toujours marqués des sillons du dernier hiver, avant que la verdure ne s’étale sous le ciel clair, et qu’ils ne soient submergés par l’herbe et les fleurs sauvages précoces qui montrent des tâches de jaune, de lavande et de rose. Des arbres aux feuilles nouvelles se dressent le long des lignes de brise-vent ; ici et là un faucon tournoie paresseusement, et Kirsten se demande si l’un d’eux est Wiyo. Une fois, elle est sûre de voir deux cerfs qui se promènent derrière l’écran de jeunes arbres qui surmontent une colline ; une autre fois, Manny montre du doigt une ombre noire bossue trop grande pour être autre chose qu’un ours. Des loups qu’elle ne craint pas plus maintenant que les chiens, des lynx et des pumas, pas plus que les chats. Mais elle n’est pas sûre de savoir ce qu’elle ressent à avoir un voisin carnivore de cent cinquante ou deux cents kilos à la vue basse et au mauvais caractère. Au moins, se dit-elle, ils sont bien trop au sud et à l’est pour les grizzlis. Trop loin.

 

La route vers la ville s’étire, vide, pendant les trois premiers kilomètres, à part une escouade de soldats et un humvee M-60 dont le travail est de maintenir cet état. Depuis le début d’émeute au portail et l’incident des soulards qui ont tiré sur la louve, l’accès à la Base est strictement contrôlé. Plus près de la ville, ils passent près d’un chariot chargé de rouleaux de foin qui dépassent le conducteur et ses deux mules ; à coté, immobile, une femme sur un vélo est arrêtée à une intersection de routes de ferme pour vérifier ses pneus. Dans ses paniers se trouvent une douzaine de petits paquets, certains dans des sacs plastiques, d’autres emballés dans du papier. Le marché, que Kirsten a observé la demi douzaine de fois où elle est allée à Grand Rapids, s’est bien établi en tant qu’institution commerciale et sociale.

 

Alors qu’ils passent près de l’ancien Wal-Mart, Manny montre par sa vitre. « Hé, c’est Leksi. »

 

Kirsten regarde et repère la veste en daim de Wanblee Wapka et sa longue queue de cheval qui s’éloignent le long d’une aile. Il pousse une Vespa abîmée empruntée au surplus de véhicules qui appartiennent au personnel de la Base et ont été perdus pendant l’insurrection ou depuis ; un nouveau pick-up risque d’être une trop grande tentation pour les voleurs. Alors que Rapid City s’est installée dans un ordre civil approximatif, il n’y a pas encore vraiment de force de police, et les pillards des ranches et des fermes avoisinants ont commis des raids à la fois sur les habitants et les voyageurs. C’est un problème qu’il faudra régler au plus tôt ; Rapid City a besoin d’un maire et d’une police à elle. La police militaire fait ce qu’elle peut mais son devoir initial la restreint à Ellsworth.

 

Arrivés au tribunal, Manny et Andrews escortent Kirsten à l’intérieur d’un petit groupe de civils réunis juste à l’extérieur des portes. Un murmure la précède, et la suit tandis qu’elle passe, plusieurs des spectateurs sourient ou font signe. Quelques-uns la regardent d’un air menaçant, l’un d’eux se détournant avec ostentation. Kirsten suit le regard d’Andrews qui marque l’homme et un frisson passe le long de sa colonne. Ce n’est pas le danger potentiel qui lui fait froid dans le dos. C’est la présomption de danger en tant que condition par défaut.

 

A l’intérieur, une foule est agglutinée dans la salle du tribunal, d’un mur à l’autre. Les fenêtres sont ouvertes pour laisser entrer la brise de l’après-midi, et un ou deux spectateurs sont perchés avec précarité sur les rebords étroits. Parmi eux se trouvent une demi-douzaine de femmes que Kirsten reconnaît comme des prisonnières libérées de l’Etablissement Pénitentiaire Américain de Rapid City, leurs visages durs et attentifs. Dans un coin, aussi loin que possible des autres qu’elle le peut, Millie Buxton se tient au milieu d’un groupe de citoyens anonymes. Seules sa peau livide et les traces profondes bleues sous ses yeux la font ressortir parmi les autres. Les quatre accusés sont assis en rang derrière la table de la défense, McCallum, Kazen et Petrovich penchés en avant et conversant avec Boudreaux. Buxton est assis, affalé et indifférent, sa chaise tournée de telle sorte que son dos soit face au boxe du jury. Boudreaux semble s’interrompre à chaque phrase, répétant ce qu’il dit à Buxton, qui ne donne aucun signe qu’il écoute. S’il a été mince autrefois, il est efflanqué maintenant, ses pommettes ressortant si fort des angles de son visage qu’elles semblent sur le point de briser sa peau. Alors qu’elle se dirige vers les sièges réservés à elle et son escorte, Kirsten saisit son regard. Eteints, creux, ses yeux ne donnent aucun signe de pensée, seulement l’endurance bornée de la douleur insupportable. Pour la seconde fois, le froid navigue sur la peau de Kirsten. La dernière marche.

 

De l’autre côté de la porte, le Major Alderson est tranquillement assis, les mains croisées sur une pile de carnets légaux jaunes écrits tout petit. Son assistante semble être en train de vérifier des signets, d’ouvrir volume après volume des codes traditionnellement reliés de rouge et noir. Une partie de son activité, Kirsten en est pratiquement sûre, est purement un effet de style ; il n’y a pas de précédent légal pour l’énigme qui fait face aux hommes et aux femmes dans cette cour. A tout le moins, elle va créer les contours de la loi à venir.

 

La foule bouge dans l’expectative tandis qu’elle et son escorte s’installent dans les sièges qui leur sont réservés, et de nouveau lorsque la porte qui mène au bureau du juge s’ouvre légèrement puis se referme. Après un moment, l’huissier émerge, et vient se tenir au centre du tribunal avant de brailler, « Levez-vous ! » Tandis que l’assemblée se met debout avec un craquement de sièges qui se replient et un froissement de chaussures en cuir, Harcourt entre pour prendre place derrière son haut siège, suivi par la greffière et un autre huissier. Les jurés entrent en dernier en file. L’huissier redonne de la voix pour demander de l’ordre dans la Cour. « Oyez ! Oyez ! (NdlT : en français dans le texte) La Cour du Cinquième Tribunal Itinérant de l’Etat du Dakota du Sud est maintenant en session, sous la présidence de l’Honorable Fenton Harcourt. Que Dieu bénisse les Etats-Unis et cette honorable Cour ! »

 

Quand le silence s’est établi sur le tribunal, Harcourt s’assoit. « Le Conseil est-il préparé à faire ses déclarations de clôture ce matin ? »

 

« Oui Votre Honneur », répond fermement Alderson. Avec un rapide coup d’œil empli de doute vers Buxton, Boudreaux répond. « Préparé, Monsieur. »

 

Harcourt s’adosse dans son fauteuil. « Très bien. L’accusation peut commencer. »

 

Alderson se lève et vient se tenir près de la rampe du boxe du jury. Il dit, mesurant ses mots, « Mesdames et messieurs du jury, les prévenus qui se tiennent devant vous aujourd’hui », il les montre du doigt chacun leur tour en les nommant, « McCallum, Petrovich, Kazen, Buxton, sont accusés d’un crime sans précédent dans la jurisprudence des Etats-Unis. Votre verdict va créer la loi qui déterminera comment des cas comme le leur seront considérés dans le futur. Ce fardeau, que vous n’avez pas demandé, est sur vos épaules et sur vos épaules seules. C’est une tâche que je ne vous envie pas. »

 

Il s’interrompt un moment, puis continue. « Ne vous laissez pas intimider par cette perspective. Vous allez rendre à vos concitoyens un service qui profitera aux autres communautés, dans cet état et dans d’autres, alors que le peuple libre d’Amérique commence à réclamer son pays aux androïdes qui ont forgé tant de destruction. C’est la destruction qui accompagne la guerre, la guerre civile, parce que ce sont les nôtres qui se sont soulevés et qui nous ont attaqués. »

 

Alderson montre une nouvelle fois du doigt. « Ces hommes, ces quatre hommes, sont accusés d’avoir assisté l’ennemi dans le soulèvement qui semble avoir détruit les deux tiers de la population des Etats-Unis. Les peuples des autres nations ont probablement souffert autant que nous. Peut-être plus. Nous faisons face ici à un holocauste d’un genre que nous n’avons pas vu depuis les deux guerres mondiales du siècle dernier. Peut-être n’avons-nous rien vu de tel depuis que la Peste Noire a balayé plus du sixième de la population mondiale au treizième siècle.

 

Ces hommes sont complices dans ces morts.

 

Oh, peut-être n’ont-ils tué personne de leurs propres mains. Mais ils ont acheté leurs vies aux tueurs. Ils ont échoué à résister aux tueurs. Ils ont coopéré avec les tueurs dans un système que, pour être honnête, personne d’entre nous ne comprend encore. Pour une raison quelconque, ces tueurs ne désirent pas balayer toute la race humaine. Pour une raison quelconque ils ont pris des femmes, des adultes et des jeunes filles même pas encore adolescentes, pour procréer avec des hommes dans un but qu’eux seuls connaissent. Et ces quatre hommes, retenus captifs dans la prison où ils étaient déjà emprisonnés pour des crimes qui vont du détournement de fonds au meurtre, ont été les reproducteurs dans ce projet de procréation. »

 

Alderson s’interrompt un long moment. La tension est visible sur son visage ; le dégoût honnête ; le manque de compréhension qui les tracasse tous quand ils essaient d’expliquer le soulèvement. « Mesdames et messieurs, vous avez entendu les témoignages des femmes victimes de ces hommes. Ils ont commis un viol brutal sur ces femmes, et ils l’ont fait volontairement. Ils l’ont fait en connaissance de cause, et ils l’ont fait plusieurs fois et de façon routinière. » Le poing d’Alderson frappe la rampe du boxe du jury à chaque mot. « Ils en ont tiré du plaisir. Pas une seule fois l’un d’eux n’a tenté d’épargner sa victime par humanité. Pas une seule fois. Pas. Même. Une seule. Fois.

 

Ils disent qu’ils ont agi sous la contrainte, où plutôt la défense dit qu’ils ont été forcés par crainte pour leur vie. Mais ils avaient le choix, mesdames et messieurs du jury. Certains crimes sont si horribles que la simple décence réclame qu’un homme décent dépose sa vie avant de se laisser empêtrer en eux. Ces hommes avaient le choix de mourir là où ils étaient plutôt que d’aider l’ennemi. Ils avaient le choix de mourir plutôt que de coopérer dans le projet qui amenait les androïdes à se rapprocher périlleusement de nous balayer en tant que peuple. Ils avaient le choix de mourir plutôt que de violer ces femmes de la façon la plus brutale imaginable.

 

Mesdames et messieurs, ces quatre hommes n’ont pas fait le choix honorable. Quand vous vous retirerez pour délibérer, je vous demande de considérer la preuve qui vous a été présentée et de les juger coupable des crimes pour lesquels ils sont accusés. Et quand vous l’aurez fait, je vous demande de faire le choix qu’ils ont refusé, et de requérir la peine de mort à leur encontre. Merci. »

 

« Bien dit ! » Marmonne quelqu’un derrière Kirsten, et un autre, « Beau sermon, mon frère. » Elle ne peut pas voir leurs visages sans se retourner ostensiblement dans son siège, mais ceux qu’elle peut voir dans le miroir grimacent leur satisfaction avec l’exposé de l’accusation. A moins que les jurés ne soient fait d’un bois totalement différent de celui de leurs voisins, et il n’y a aucune raison qu’ils le soient, ils sont sans aucun doute sensibles à l’éloquence d’Alderson. De derrière ses lunettes, elle voit la même dure détermination dans les yeux plissés de Manny, le serrement dangereux de la bouche d’Andrews en quelque chose qui n’est pas un sourire.

 

Boudreaux se lève tandis qu’Alderson retourne à son propre siège. Comparée à celle du major, son attitude semble moins confiante, ses épaules arrondies dans un affaissement plutôt que les angles droits précis de son adversaire. Ses mains croisées derrière son dos, il semble presque se promener jusqu’au centre de l’espace ouvert délimité par le siège du juge et les tables, se retrouvant lui-même à demi surpris de faire face au jury. Il s’arrête un instant, regarde le sol, ou ses chaussures. Puis il dit, presque doucement, « vous savez, j’ai été très impressionné par l’exposé du Major Alderson à l’instant. Il fait un travail très persuasif pour trouver les quatre prévenus coupables. Et même les envoyer à la mort. Un travail parfait. »

 

McCallum lâche un cri et se met à demi debout avant que l’huissier posté derrière lui ne le repousse dans sa chaise. Harcourt dit d’un ton de réprimande, « M. McCallum, restez assis et silencieux ou bien je vous fais sortir de cette salle. Je demande l’ordre, monsieur ! »

 

Quand le silence retombe, Boudreaux sourit légèrement. « Même M. McCallum joue contre lui-même. » Il s’interrompt à nouveau, regardant par-dessus les têtes des membres du jury, puis il baisse le regard pour croiser les leurs. « Mais nous pouvons le dire, mesdames et messieurs, parce qu’aucun de nous n’est dans sa situation. Qu’il plaise à Dieu qu’aucun de nous ne le soit jamais.

 

Parce qu’aucun de nous ne peut dire ce qu’il ferait s’il était confronté à sa propre mort jusqu’à ce qu’il soit dans cette situation. Oh, nous voulons tous penser que nous avons l’intégrité et la force de résister à la tentation. Nous voulons penser que nous aurions le courage de dire non. Mais, nous n’avons pas à répondre à cette question, n’est-ce pas ?

 

Mais c’est pire que ça pour l’un des hommes qui se tient devant vous. Pour Harold Buxton, la question n’était pas de savoir ce qu’il ferait pour sauver sa propre vie. La question était de savoir ce qu’il ferait pour sauver sa femme et sa fille de viol et d’une mort possible.

 

Et la réponse à cette question, tragiquement, était de blesser d’autres personnes. »

 

Un petit mouvement émerge d’un coin à l’arrière de la salle, et Kirsten se retourne pour voir Millie Buxton se diriger vers les portes, le visage pâle et figé de douleur. Les yeux de son mari la suivent pendant peut-être une demi-seconde, puis son regard retombe vers ses mains. Un murmure ondoie dans la salle du tribunal instantanément arrêté par le claquement du marteau d’Harcourt. « Ceci est une procédure publique, mesdames et messieurs, mais ce n’est pas une occasion pour des commentaires publics. Ne m’obligez pas à faire évacuer la salle. »

 

Le silence tombe et Boudreaux reprend. « Que feriez-vous, pour protéger votre épouse ? Que feriez-vous pour protéger votre unique enfant de l’horreur ? Confronté au choix de blesser quelqu’un que vous aimez et quelqu’un que vous ne connaissiez pas, qui choisiriez-vous de faire souffrir ? Quand vous réfléchirez au sort d’Harold Buxton, mesdames et messieurs, posez-vous ces questions, et laissez vos réponses tempérer votre verdict.

 

Dans les quatre cas, demandez-vous si nous n’avons pas eu assez de morts. Demandez-vous si, dans notre condition présente, avec peut-être soixante-dix ou quatre-vingt pour cent de notre population morte ou captive, nous pouvons nous permettre d’éliminer une vie humaine de plus, même la vie d’un homme qui a commis des actes abominables mais qui n’est pas tombé dans le meurtre même ainsi. Une vie pour une vie, mesdames et messieurs, selon que cette vie sera prise ou épargnée. Merci. »

 

Seul le froissement de papier brise le silence tandis que Boudreaux retourne à son siège. Depuis l’estrade, Harcourt remue une demi-douzaine de feuilles imprimées et quelques codes marqués de tant de petits post-its de tant de couleurs qu’on dirait le bout d’un plumeau à l’ancienne. Quand il a trouvé le passage qu’il cherche, il pose le livre ouvert devant lui. « Est-ce que l’accusation souhaite réfuter, Major Alderson ? »

 

Celui-ci se lève de sa chaise. « Non Votre Honneur. »

 

« Très bien. Je vais maintenant informer le jury. » Harcourt repousse ses lunettes sur le dessus de son nez et commence à lire l’un des codes épais reliés. Tandis qu’il détaille les définitions légales de viol, d’agression, de voie de fait et autres charges moins graves impliquées, Kirsten laisse son attention se promener. Elle a détesté les aspects cérémoniaux et bureaucratiques de sa position en tant que membre du Cabinet, les réunions sans fin, les querelles, les négociations, la paperasserie. Son rôle ici est largement cérémonial également, et elle serait bien mieux à la maison à travailler sur le code androïde. Ou mieux encore, assise avec Dakota devant le feu, Asi affalé à ses pieds.

 

Mais l’atmosphère de ce tribunal est affranchie à la fois du cynisme et du fanatisme qu’on trouve au gouvernement. Les gens qui remplissent les sièges de spectateurs - les femmes brutalisées par les quatre accusés ; les survivants de Rapid City, la plupart des femmes également ; les fermiers avec des visages et des mains brûlés par le vent qui souffle sans entrave sur les plaines depuis l’Arctique - sont assis avec une calme solennité, patients envers le travail de la justice. Cette communauté a commencé à se frayer un chemin dans le cadre de l’ordre. Peut-être que d’autres sont confrontés en ce moment, ailleurs, à la recherche de solutions au même problème que ceux-ci rencontrent, peut-être que leurs solutions sont complètement différentes. Comment la communauté de Shiloh gérerait-elle un procès pour peine capitale ? Et comment, si elle réussit à éteindre les androïdes, saura-t-elle réconcilier un groupe de villes, villages, communes éloignés et disparates, dont aucune n’a la même expérience depuis que le monde a changé ?

 

Elle ne s’est jamais interrogée de cette façon auparavant ; n’a jamais osé. Un poids glacé se forme dans sa poitrine, le froid coulant dans ses veines, glissant sur sa peau. Comment vais-je faire ? Dieux…

 

Avec une torsion presque palpable, elle force son attention à retourner vers l’exposé d’Harcourt au jury. Il en a fini avec les définitions légales et est passé aux options qui s’offrent aux jurés.

 

« … est peut-être la partie la plus lourde du fardeau que vos concitoyens vous ont demandé de porter. Si vous jugez les accusés coupables, et je ne peux pas vous faire comprendre plus clairement que vous devez prendre quatre décisions séparées, alors vous devrez poser votre attention sur la punition. Et c’est là que nous rencontrons une difficulté.

 

Avant le soulèvement, vos choix auraient été de condamner un coupable à la mort ou à une peine de prison substantielle dans une prison fédérale, étant donné que les charges de conspiration fédérales auraient priorité sur la trahison ou le viol, crimes d’état. L’option d’une prison fédérale n’est plus possible, et la prison d’Ellsworth ou celle de Rapid City n’ont plus assez de personnel pour traiter de prisonniers de longue durée. L’emprisonnement n’est pas une option viable.

 

C’est à ce moment, mesdames et messieurs, que vous devez, par essence, créer la loi plutôt que la suivre. Nous sommes dans le Cinquième Tribunal Itinérant du Dakota du Sud, mais nous sommes également dans les terres traditionnellement habitées par les Lakotas, les Cheyennes, et d’autres Nations indigènes. Selon leur loi traditionnelle, un délinquant est exilé plutôt qu’exécuté et cela peut engendrer des conséquences indésirables et potentiellement tragiques, et je vous somme de l’approcher avec précaution. Nous sommes dans des territoires inexplorés et les précédents que nous mettrons en place peuvent devenir les fondations de la future loi. Prenons nos responsabilités comme l’ancien Livre de Prière Commune exhorte à faire ceux qui vont entrer dans le mariage : avec sobriété, en connaissance de cause et dans la peur de Dieu. (NdlT : Book of Common Prayer : rituel de l’Eglise anglicane).

 

 

 

Le jury va maintenant se retirer. L’audience est suspendue jusqu’à ce qu’un verdict soit prononcé. »

 

Kirsten se lève, et s’étire, imitée par Manny et Andrews. Génial. Des triplés. En chemin vers la sortie, elle n’est pas surprise de voir Harry l’Aveugle, sa guitare sur le dos, qui se dirige vers la porte, sa canne blanche se tapant un chemin devant lui. Elle est contente de voir que sa chemise blanche a toujours les plis du paquet ; il s’est fait une place confortable dans la nouvelle économie comme conteur et porteur de nouvelles. Quoi qu’il arrive dans les prochaines heures, il aura une chanson pour ça et un public.

 

Andrews dit, « on a des sandwiches dans le camion. Quelqu’un veut essayer de trouver un vendeur de limonade ? »

 

*******

 

Deux heures et un tour du marché plus tard, le soleil envoie de longues ombres sur l’espace dégagé en face de l’immeuble du tribunal. L’ombre sous les arbres où Kirsten et son escorte ont pris possession d’un banc, commence à devenir fraîche, et seuls quelques traînards restent dans les rues. De toutes les choses étranges qu’elle a rencontrées depuis qu’elle a commencé son voyage à travers le continent, le fait que la nuit n’est plus un territoire humain fait partie des plus étranges. Mais une petite foule traîne encore sur les marches du tribunal, attendant patiemment, avec entêtement, la décision du jury.

 

« Est-ce qu’ils vont les séquestrer toute la nuit ? » Demande Manny, en jetant un coup d’œil à sa montre. « Il est plus de cinq heures et il faut qu’on commence à rentrer. »

 

Andrews hausse les épaules. « Tu veux que je demande ? »

 

Tandis qu’il traverse le dallage en pierre, le nœud de gens autour des portes commence à bouger, et un des huissiers apparaît. Kirsten se met debout, suivie par Manny. L’huissier qui les repère, s’arrête à la moitié des marches et crie. « Le jury est réuni ! »

 

*******

 

Kirsten retourne dans la salle du tribunal et ressent le silence comme une pression sur sa peau. Le public a diminué, les sièges sont maintenant remplis de moins de la moitié, les murmures et les froissements lorsque le juge entre et s’assied, se taisent maintenant. Le regard de Kirsten, tout comme celui des autres, suit les douze hommes et femmes tandis qu’ils entrent l’un après l’autre dans le boxe. Leurs visages, figés et immobiles, ne délivrent rien, ni aux spectateurs, ni aux prévenus. Kazen fixe ses mains, croisées sur le calepin devant lui. Petrovich et McCallum semblent ailleurs, les yeux remontant la rangée des jurés et puis revenant. Seul Buxton semble entièrement insensible, perdu quelque part dans son esprit, indifférent à ce moment comme il l’a été au procès depuis le début.

 

« Mesdames et messieurs du jury », demande Harcourt, « avez-vous prononcé un verdict ? »

 

Le porte-parole, un grand Cheyenne aux tresses grises, répond. « Oui Votre Honneur. »

 

« Si vous voulez bien le donner à l’huissier, s’il vous plait monsieur. »

 

L’huissier prend le papier plié et le porte au juge. Harcourt le déplie et le lit dans un silence observé. Il finit par dire. « Que les prévenus se lèvent. »

 

Quand c’est le cas, il dit, lisant le document devant lui, « Eric McCallum. Pour la première accusation, de viol aggravé, tel que défini et conformément au code pénal de l’Etat du Dakota du Sud, le jury a déterminé le verdict suivant : coupable. Pour la seconde accusation, de conspiration, le jury a déterminé le verdict suivant : coupable. Pour la troisième accusation, de meurtre tel que défini par la loi, le jury a déterminé le verdict suivant : coupable. Compte tenu de la gravité de vos crimes, le jury a requis la peine de mort. »

 

Pour Petrovich et Kazen, les décisions sont identiques. Tandis que les verdicts sont lus, un MP bouge pour venir se tenir derrière chaque homme, les menottes prêtes. Le juge continue, « Harold Buxton. Pour la première accusation, de viol aggravé, tel que défini et conformément au code pénal de l’Etat du Dakota du Sud, le jury a déterminé le verdict suivant : coupable. Pour la seconde accusation, de conspiration, et pour la troisième, de meurtre tel que défini par la loi, le jury a déterminé le verdict suivant : innocent. Compte tenu de la gravité de votre infraction, mais également compte tenu des menaces employées envers votre famille pour se procurer votre coopération, le jury a requis la peine d’exil. »

 

Harcourt se tourne à nouveau vers le boxe du jury. « Etes-vous unanimes ? »

 

Le porte-parole répond, « Oui Votre Honneur. »

 

Harcourt hoche la tête et retourne son attention vers les accusés. « Habituellement, » dit-il, « vos condamnations auraient immédiatement été soumises à l’appel. Malheureusement, il n’y a plus de cour supérieure pour entendre votre cas. Et malheureusement aussi, ni les autorités civiles ni les militaires n’ont les moyens de vous garder pendant une longue période. C’est donc du devoir de cette Cour de déterminer à quelle heure et à quel endroit, les condamnations seront exécutées dans deux jours calendaires à compter de maintenant. Que Dieu ait pitié de vos âmes. »

 

Kirsten, assise pratiquement derrière lui, voit le frisson qui traverse le corps décharné de Buxton. Avec une vitesse qui semble impossible à un homme dont il ne reste que la peau sur les os, il pivote vers le policier militaire derrière lui, feintant une attaque de la main droite vers son visage. Dans la fraction de seconde qu’il faut à l’officier pour réagir, Buxton arrache le pistolet de l’étui à son côté droit. « Non ! » Crie-t-elle en se poussant vers le haut avec les accoudoirs de son fauteuil. Et elle se retrouve allongée visage vers la moquette, à regarder les bottes usées de la personne derrière elle, tandis que Manny la cloue au sol et la protège du tir erratique, qui fracasse le verre de l’une des lampes du plafond. Elle entend un second coup de feu, étouffé, et le cri angoissé d’une femme. « Hal, non ! Oh, Dieu, non ! »

 

Quelque chose en bois, peut-être une chaise, frappe la rampe qui sépare le centre de la salle du reste du public, quelque chose d’autre, de mou, frappe le sol. On entend les bruits d’une lutte brève et violente, de grognements, de coups. Kirsten tourne la tête de l’autre côté mais ne peut voir que les chaussures noires bien cirées d’Andrews, le pli de son pantalon, le bout du canon de son M-16 tandis qu’il se tient entre elle et quoi qui se passe à la table des accusés. « Manny », halète-t-elle, « laissez-moi me lever ! »

 

« Pas encore », répond-il. « Pas tant que les choses ne sont pas de nouveau sous contrôle. »

 

« Le MP, Buxton… »

 

« Le MP va bien », dit Andrews au-dessus d’eux. « Buxton est mort. »

 

Au-dessus du reste du bruit, la voix d’Harcourt éructe. « Emmenez les prisonniers ! Huissier, évacuez le tribunal ! »

 

Encore des pas, d’autres froissements de vêtements. Finalement le poids au-dessus d’elle diminue, et Kirsten se relève à genoux, puis prend la main tendue de Manny pour se lever. A part Harcourt, eux-mêmes et un huissier, le tribunal est désert. Seule une tâche rouge qui s’étale sur le sol marque l’endroit de la mort de Buxton. Harcourt dit, « je suis désolé, madame la Présidente. J’aurais dû me rendre compte qu’une telle chose pouvait se produire. »

 

Kirsten secoue la tête. « Il voulait qu’on le juge coupable et qu’il soit exécuté avec les autres ; nous avons tous pensé qu’il le serait. »

 

« Il y a des papiers à signer. Je peux vous les apporter plus tard si vous préférez. »

 

« Non. Autant l’affronter et en finir. »

 

Quelque chose qui pourrait presque être un sourire approbateur touche les lèvres d’Harcourt. « Alors revenez dans mon bureau. La greffière va les préparer rapidement. »

 

Calmement, toujours entourée de ses deux gardes, elle le suit au centre du tribunal, et passe la porte vers la pièce confortable de l’autre côté. La porte se referme derrière elle, Andrews toujours en position de garde.

 

*******

 

La lune est haute à l’ouest quand le petit convoi rentre à toute vitesse vers Ellsworth dans l’obscurité. Kirsten, adossée dans le siège passager, s’est forcée à ne penser à rien. Elle repousse les images des pages imprimées qui ont été posées devant elle, repousse le grattement de son stylo quand elle a gribouillé sa signature à droite de celle du Juge. Se tournant à demi, Manny dit doucement, « Ça va là-derrière ? »

 

« On arrive ? »

 

« Presque. Tenez bon. »

 

C’est un long ‘presque’. Mais quand elle passe le seuil de la maison, accueillie par l’exubérance d’Asi et les bras de Dakota, elle est aussi bien qu’elle ne l’a jamais été dans sa vie.

 

 

Table des matières

 

*******

Comments (0)

You don't have permission to comment on this page.