INSURRECTION
SwordnQuil@aol.com
Traduction : Kaktus et Fryda
CHAPITRE DIX-NEUF
Pour la troisième fois en moins d’une heure, Dakota regarde par la fenêtre, puis fronce les sourcils avec perplexité avant de revenir à ce qu’elle fait. Le vétérinaire de la Base semble avoir été un excellent diagnosticien, mais décidément dépourvu de talents bureaucratiques. Elle a dû envoyer deux groupes de volontaires dans les villes voisines afin d’aller récupérer du matériel et tout ce qu’ils ont pu trouver d’utile mais c’est encore loin d’être assez. Au fur et à mesure que de nouvelles personnes s’installent dans la Base, ils amènent avec eux des animaux ; des animaux qui ont souvent souffert, encore plus que leurs propriétaires. La clinique est pleine à ras bords de chiens souffrant d’engelures, de chats à moitié mutilés, de tortues déshydratées, de serpents constipés, d’oiseaux malades de toutes sortes, ainsi que d’une quantité de chiens militaires en train de guérir des blessures reçues lors de la bataille avec les droïdes.
Avec un soupir, elle laisse tomber son stylo et s’écarte du bureau, passant une main dans ses cheveux en désordre. Elle jette à nouveau un regard à la fenêtre, puis à la pendule. Quelque chose la tourmente, depuis plus d’une heure, mais elle n’arrive pas à dire quoi et cela l’énerve au plus haut point.
« Quoi ? » aboie-t-elle quand on frappe à sa porte.
Celle-ci s’ouvre et laisse passer la tête bouclée d’une jeune femme à l’expression un peu nerveuse. « Vous m’avez dit de vous avertir lorsque je promènerais Condor, Docteur. » Condor est l’un des chiens policiers qui a reçu plusieurs balles dans le ventre et dans le flanc. Il a été entre la vie et la mort durant les dernières semaines mais est maintenant en train de récupérer. « Il va bien. Je crois qu’il pourra sortir dans un jour ou deux. »
Hochant la tête, Koda se force à sourire. « Merci, Shannon. Vous avez fait du bon boulot. »
La jeune femme rougit sous le compliment, puis prend un air inquiet. « Vous… allez bien ? »
« Mmm ? » Koda a à nouveau laissé son regard se diriger vers la fenêtre. « Je suis désolée. Qu’avez-vous dit ? »
« Je demandais si vous alliez bien. Vous semblez… préoccupée. »
« Oh. » Elle secoue la tête. « Non. » Elle désigne les papiers sur le bureau. « J’essaie juste de me sortir de ce fouillis. Je n’ai jamais aimé la paperasserie. »
Le visage de Shannon s’illumine. « J’ai peut-être une solution pour ça. » Koda hausse les sourcils. « J’ai une amie, Mélissa, qui était assistante chez Kuyger-Barren-Mocholvski, vous savez le cabinet d’avocats. Elle devient folle à ne rien faire. Je suis sûre qu’elle serait ravie de donner un coup de main, si vous êtes d’accord. »
Cette fois, le sourire de Koda est véritable. « Je prends toute aide que l’on me proposera. »
« Génial. Je lui en parlerai ce soir. »
« D’accord. » Dakota se lève de sa chaise et saisit son stetson sur le portemanteau puis le dépose sur sa tête, ramenant ses cheveux derrière ses épaules. « Je vais faire un tour. Vous tenez la boutique, ok ? »
« Avec plaisir, doct… Dakota. »
*****
Maggie trie parmi les dossiers dans sa sacoche alors qu’elle attend que l’horloge sur le mur indique officiellement 11h00. Tout comme la salle de conférence et les autres pièces du quartier général, les murs et le sol sont gris, avec quelques reflets bleus occasionnels. Un ficus ainsi qu’une plante grimpante flanquent de chaque côté la porte du bureau du Général Installée à sa place de travail, sa secrétaire se mord la lèvre et tamponne la sueur qui fait soudain couler son mascara, jusque là parfait. Kimberley a toujours eu l’air d’avoir entre 35 et 40 ans aux yeux de Maggie, avec ses ongles peints et son maquillage, ses jupes courtes et ses talons hauts démodés. Maintenant, son visage est plissé sous l’effort alors qu’elle lutte avec une antique machine à écrire, récupérée dans Dieu sait quel sous-sol. Une machine à calculer tout aussi dépassée est posée sur le bureau, du genre de celles qui possèdent une poignée qu’il faut tirer après chaque entrée pour obtenir une somme ou un pourcentage. Maggie la reconnaît seulement parce que son grand-père en gardait une sur la bibliothèque de son bureau d’avocat. Sa collection de reliques incluait aussi un boulier et un téléphone en métal noir comprenant une plaque qu’elle aimait faire tourner en mettant ses doigts dans les trous.
Mais c’est vieux d’au moins 40 ans, presque une éternité. A cinq ans, elle n’élaborait pas encore des métaphores existentielles. Et cela ne lui plait guère de constater qu’elle commence à en voir partout.
La sensation de dislocation du temps qui l’a tourmentée par intermittence depuis quelques semaines est devenue une réalité à laquelle elle n’est pas préparée à faire face. Le monde a changé, irrévocablement. La crise n’est pas temporaire, il ne suffira pas de créer un quelconque bidule ou de développer un anti-virus, biologique ou artificiel, qui permettrait de remettre le monde et sa technologie sur les rails. Même si Kirsten King parvient à éliminer tous les droïdes en l’espace d’une nano-seconde fabuleuse, il n’y aura pas moyen de restaurer tout ce qui aura été perdu. Et elle a devant elle l’image de ce nouveau monde replongé dans le passé, celle d’une vieille machine à écrire Olivetti, dont le cliquetis des touches métalliques annonce tout ce qui reste à venir.
Allez Allen, secoue-toi ! Tu as un travail à faire.
Même si elle n’aime pas être trop dramatique avec elle-même, elle sait qu’elle est ici pour sauver la vie d’un homme. Elle ne peut se permettre des pensées déprimantes dans cette tentative de sauvetage.
Parce que nous ne pouvons pas nous permettre de perdre quelqu’un sans raison valable. Même pas un Général idiot qui bombarde d’abord et questionne ensuite. Même pas une vingtaine de modestes citoyens de Rapid City provoquant une émeute il y a moins de 18 heures. Chaque objet et chaque personne doivent être utilisés à leur maximum.
Même le Général Hart.
La pendule indique 10h56. La machine à écrire continue son cliquetis rythmé, ponctué par les soupirs de la secrétaire chaque fois qu’elle fait une erreur. Pour la dixième fois au moins, Maggie se demande ce qui actuellement, demande à être tapé en trois exemplaires.
Je suis en mission de sauvetage, se dit-elle ironiquement. Je peux bien avoir aussi pitié de Kimberley.
Elle s’adresse à la secrétaire. « Vous retrouverez votre ordinateur dès que nous aurons une source d’électricité valable. Le Sergent Rivers s’est rendu près de la Red Rivière, visiter les fermes qui s’y trouvent afin de voir s’il est possible d’emmener ici leurs générateurs. »
Pour la première fois depuis que Maggie est entrée dans le bureau, la secrétaire se retourne vers elle avec une étincelle d’irritation dans le regard. « C’est ce bel homme indien très grand, n’est-ce pas ? Celui qui fait partie de l’armée, pas un des pilotes. »
Maggie pousse un soupir intérieur. Elle sait exactement ce qu va être dit ensuite.
…. Il est vraiment beau. Est-il célibataire ? »
Aussi poliment qu’elle le peut, elle répond : « Je pense que oui. Il n’a pas mentionné de mari, d’après mes souvenirs. »
« Oh. » dit la femme d’une toute petite voix. Puis elle continue, plaintive. « Qu’allons-nous faire, Colonel Allen ? Il reste si peu d’hommes. Est-ce que cela va être comme dans la Bible ? Un homme avec trois ou quatre femmes ? Des femmes et des concubines ? Que va-t-il se passer maintenant ? »
Avec un énorme effort de volonté, Maggie réprime un grincement de dents. « Je ne sais pas, Kimberley. Mais nous ne devons surtout pas retomber dans un patriarcat digne de l’ Age de Bronze. Cela n’arrivera pas. »
« C’est déjà arrivé en ville, Colonel. Ma sœur appartient à une de ces congrégations basées sur la Bible. Vous savez, celles où l’on interdit aux femmes de porter des pantalons ou se maquiller et où personne n’a le droit de boire ou de danser tout en étant obligé de se rendre à l’église chaque dimanche durant au moins quatre heures. Elle a dit que le pasteur a déjà pris trois femmes, et l’une d’entre elles n’a que 13 ans. » Le reniflement de mépris de Kimberley prouve à Maggie que la femme n’a pas perdu son bon sens à cause de l’insurrection. « Elle dit que c’est la volonté de Dieu, un acte saint.. » Elle se retourne vers sa machine à écrire, réajustant les trois couches de papier. Maggie écarquille les yeux. C’est du papier carbone !
« Ce type est juste un obsédé pervers, si vous voulez mon avis. »
L’horloge indique enfin 11h01 et Maggie s’éclaircit la gorge en la montrant du doigt. Kimberley y jette un œil puis contrôle l’heure du rendez-vous dans son agenda. « Allez-y, Colonel. »
Maggie rassemble ses documents, referme sa sacoche et s’éclipse.
***************
Le printemps du Dakota sud a montré à nouveau son côté volage, en recouvrant le sol de 10 centimètres de neige fraîche qui étincelle sous la chaleur du soleil telle des éclats de diamants. La bise est piquante mais n’a plus la froideur coupante de l’hiver, pourtant Koda respire cet air frais sans plaisir.
Pour une fois, les rues sont tranquilles, presque vides. Ce calme, toutefois, ramène en elle cette sensation presque nauséeuse. Une ombre croise son chemin et elle lève la tête pour apercevoir Wiyo qui vole en cercles au-dessus d’elle. Son cri d’alerte coïncide parfaitement avec un unique coup de feu, et soudain, tout devient clair comme du cristal. Le gémissement d’un animal déchire l’air devant son visage. Elle se retourne et se précipite en direction du portail, les lèvres déformées dans une grimace alors qu’un second coup de feu retentit suivi d’un éclat de rire moqueur.
Plusieurs pilotes sont en train de regarder entre les barreaux du portail. Elle les ignore et se dirige vers la tour de guet sur la gauche, gravissant les marches de l’escalier trois par trois. Ecartant le soldat de garde interloqué, elle se dirige vers la barrière et regarde en-dessous d’elle, de l’autre côté du portail.
Trois hommes vêtus de vestes en flanelle sont debout devant un pick up dont le moteur tourne encore. Ils sont tous armés d’un fusil de chasse. Ils sont de toute évidence ivres et l’un d’entre eux est appuyé contre le pare-chocs, ses jambes n’étant plus capables de le porter.
« Tire encore une fois, Frank ! Il bouge toujours. »
Elle suit leurs regards et voit une louve, maigre et haletante, se tenant près d’une crête enneigée. La bête est blessée, mais pourtant elle ne se sauve pas. Il y a un désespoir tranquille dans ses yeux qui passent des chasseurs aux hommes qui l’observent derrière le portail. Un autre tir projette de la neige contre son museau, et elle s’affaisse, pour se relever seulement une seconde plus tard, la langue pendante, et roulant des yeux.
Wiyo crie au-dessus d’elle et l’un des hommes lève son fusil et tire en l’air. La buse vire, saine et sauve, et crie à nouveau.
Sans réfléchir, Koda arrache le M-16 des mains du garde, le brandit et fixe sa cible à travers le viseur d’un œil perçant.
Sa balle ricoche au pied du tireur. Il se retourne vivement, le canon de son arme manquant de peu l’homme derrière lui. « Bon Dieu ! C’est quoi ça ? » Il pose ses yeux sur la femme – du moins il pense que c’est une femme, avec ce chapeau et cette haute taille, comment savoir ? – qui se dresse sur la tour de guet et braque un M-16 sur lui. « T’es qui, espèce de salope ? »
« Pose ce fusil, ou tu ne le sauras jamais. »
« Ah ouais ? »
Sa voix est aussi douce que du velours. « Ah ouais. »
L’alcool lui donnant du courage, l’homme brandit laborieusement son arme et la pointe sur la femme en face de lui.
« Je ne ferais pas ça. » énonce Koda, d’une voix juste assez forte pour qu’il la capte.
« T’as dit que t’étais qui, salope ? »
Le son d’une douzaine de M-16 en train d’être armés donne une réponse éloquente au chasseur.
Il pâlit et abaisse son fusil. Ses amis font de même et regagnent la sécurité du pick up.
« Sergent ! » crie Koda au chef des soldats.
« M’dame ? »
« Arrêtez ces hommes et enfermez-les ! »
« Pour quelle raison ? » demande l’homme ivre. « Vous z’avez aucun droit sur nous ! On est en territoire libre. »
« C’est exact. » jette Koda, avec un sourire antipathique. « Mais on va vous arrêter pour cruauté envers les animaux. Et on peut rajouter agression avec une arme. »
« Vous ne pouvez… »
« Ouvrez le portail ! » ordonne le sergent.
En l’entendant, l’homme laisse tomber son arme et s’empresse de sauter dans le véhicule, tâtonnant pour trouver le levier de vitesse.
Le son d’un M-16 retentit et le pick up se retrouve soudain avec deux pneus crevés et une carrosserie trouée. Le radiateur laisse échapper un gémissement enfumé et le véhicule tressaute une dernière fois avant de s’éteindre.
« Sortez de là avec les mains sur la tête ! On ne vous le dira pas deux fois ! »
Koda n’a pas besoin de voir le reste. Elle rend le M-16 au garde avec un merci murmuré et quitte la tour, redescendant les marches avec rapidité. Elle traverse le portail en courant et tourne immédiatement en direction de la crête. La louve a disparu de l’autre côté mais elle n’a pas besoin de traces pour la suivre. L’odeur du sang imprègne l’air et elle peut sentir la douleur irradier de l’animal blessé, au travers d’une partie d’elle-même qui tient plus du loup que de l’humain.
A mi-chemin, elle ralentit délibérément, écoutant la respiration pantelante de la louve, interrompue soudain par un grognement.
« Doucement, shugmanitu tanka (NDLT : loup), je ne te ferai pas de mal. » Elle se place dans le sens du vent afin que l’animal puisse capter son odeur.
Gravissant la pente, elle s’arrête et observe la fourrure grise tâchée du sang qui s’écoule lentement sur la neige. Ses yeux se rétrécissent. Elle connaît cette louve, c’est la meneuse d’une grande meute dont le territoire couvre plusieurs centaines de kilomètres, depuis la Base jusqu’à son propre ranch et plus loin encore. Qu’elle soit seule et apparemment affamée est très inquiétant.
Elle croise les yeux de l’animal, et dirige brusquement son regard sur le côté avant de le ramener sur elle. Après un moment, la louve fait de même, et Koda se détend, laissant échapper une expiration qui embrume l’air entre elles. Elle fait quelques pas de plus, rétrécissant leur écart, puis s’accroupit, tendant une main nue vers l’animal.
Un gémissement doux lui indique qu’elle est acceptée, mais elle reste un long moment immobile, examinant la louve de son œil exercé. Sous la fourrure claire, les côtes sont saillantes, telles des os de dinosaures, et s’abaissent faiblement à chaque laborieuse respiration. Sa langue est sèche et craquelée, saignant par endroit, ce qui indique une déshydratation sévère. Le sang s’écoule des deux blessures causées par les balles – rien de plus que des écorchures – mais dans son état de faiblesse, elles pourraient lui coûter la vie.
Ecoutant son intuition, Koda passe sa main sur le poil du ventre de la louve. Les tétines sont gonflées et rouges.
Une portée prématurée. Merde. Retirant sa main, elle plonge son regard dans les yeux plein de douleur. « Où sont tes bébés, Ina ? »
Avec un gémissement, la louve regarde par-dessus ses épaules, puis tente de se redresser. Elle retombe une seconde plus tard, vidée de toute énergie.
« Ne t’en fais pas, Ina, je les trouverai pour toi. Mais d’abord, il faut que je t’aide pour que tu puisses les aider, toi. »
Koda glisse un bras autour du cou de l’animal puis la saisit sous le flanc avant de la soulever dans ses bras avec facilité.
Trop faible pour lutter, la louve gémit doucement et s’affaisse contre le corps solide qui la tient.
Koda lève les yeux. La buse est toujours là, planant sur les courants d’air. « Wiyo ! Awayaye ! »
Avec un kre –ee-ee aigu, Wiyo descend se poser sur la branche d’un arbre dénudé, repliant ses ailes derrière elle avec précaution avant de regarder droit devant elle. « Pilamayaye » Crie Koda à l’oiseau, inclinant la tête avec vivacité.
Puis elle se tourne et se dirige vers la Base d’une allure rapide mais précautionneuse à la fois.
*********
La pièce est pareille que celles que Maggie a l’habitude de voir, aussi grise que toutes celles du quartier général, à l’exception des photos sur les murs. Elles représentent plusieurs avions d’Ellsworth en train de voler dans un ciel incroyablement bleu : le Tomcat avec ses ailes triangulaires, le B-1 élancé et le B-52, lourd et démodé, ressemblant tous à des criquets reproduits à une échelle cyclopéenne. Les autres photos montrent Hart en compagnie de divers dignitaires : le plus récent est la présidente Clinton, accompagnée de son mari, lors de sa nomination en tant que Commandant en chef. La lumière froide du néon éclaire les photos, atténuant la couleur du ciel et celle des uniformes et des collines qui entourent la Base. Contre les fenêtres, des rideaux sont hermétiquement fermés et empêchent la lueur de ce jour printanier et ensoleillé d’entrer. Il y a dans cette pièce un calme effrayant qui se glisse sous la peau de Maggie, tel un spectre.
La pièce est si silencieuse qu’elle croit d’abord être seule. Puis un bruit de papier froissé attire son regard vers le bureau massif dans un coin où le Général est en train de consulter lentement des dossiers, s’arrêtant sur chaque page pendant qu’elle reste debout devant lui. D’un geste prétentieux, il signe trois dossiers qu’il dépose sur une pile et montre avec évidence que les autres seront refusés. La surface du bureau semble étrangement vide et Maggie voit qu’il y manque plusieurs cadres de photos.
Le Général finit enfin par se lever de son fauteuil de cuir, les jointures de ses muscles laissant échapper des craquements dignes d’un octogénaire. Maggie n’a jamais été vraiment sûre du fait qu’il se lève pour elle. Ce geste démodé est-il un reste de galanterie, si enraciné qu’il ne puisse l’empêcher, ou bien est-ce pour lui montrer que bien qu’elle soit un officier, de surcroît décoré, elle n’en reste pas moins une femme et par conséquent différente des autres soldats masculins. « Margaret. » dit-il. « Bonjour. »
« Bonjour, Monsieur. » répond-elle. Elle sent une brûlure prendre naissance à la base de son plexus, se répandant ensuite le long de ses nerfs jusqu’à ce que sa peau semble s’enflammer, incandescente dans la froideur de la pièce. Hart n’a jamais su user adroitement des pouvoirs politiques, et sa tentative de domination est presque aussi grossière que la révélation de l’unique erreur de parcours qui est notée sur son dossier. Pendant un instant, Maggie n’a qu’une envie : tourner les talons et s’en aller. Qu’il aille se faire bouffer par les chacals ! Mais elle ne peut se le permettre. Hart a des talents dont on pourrait avoir besoin.
C’est un être humain, se dit-elle plus sérieusement. Et un être humain mâle, qui plus est. Rien de ‘sauvable’ ne doit être gaspillé sans impunité.
‘Sauvable’ est un mot important. Il va falloir qu’ils discutent tous les deux du jugement et des suites à donner pour les violeurs de Mandan et de Grand Rapids.
Hart lui indique la chaise confortable de l’autre côté de son bureau, puis se réinstalle sur la sienne en tentant de se montrer très à l’aise, ce qui a pour seul effet d’accentuer la rudesse de ses mouvements. Sa peau semble décolorée par autre chose que des mois sans soleil, ses traits sont profondément tirés.
Un homme qui marche vers l’échafaud.
Il prend la parole, la faisant sursauter, comme s’il était vraiment mort et reprenait vie. « Que puis-je faire pour vous ce matin, Colonel ? »
Maggie ouvre sa sacoche, en sort deux dossiers et les dépose sur le bureau de Général. « Les rapports des pertes.»
Le Général saisit un des rapports, et passe son pouce entre les pages avant de le reposer. Il ne l’examine pas plus loin. « Combien ? »
« 150 morts. » répond-elle, d’une voix tendue. « Approximativement, les deux tiers étaient des militaires, les autres des civils volontaires. Nous avons subi la plus grande perte de l’autre côté de la rivière, parmi les troupes chargées d’attaquer l’ennemi par l’arrière. »
« Le contingent du Sergent Rivers ? » Il le dit avec quelque chose dans la voix que Maggie ne parvient pas à identifier. Pas de la colère, ni de la jalousie. Du ressentiment, peut-être.
« Oui. Comme vous l’avez constaté dans les premiers rapports, ils ont subi les tirs ennemis plus que les autres unités. »
Hart hoche simplement la tête. Quoi qu’il ressente ou pense, il ne le partagera pas avec une subordonnée, qui a, même si ça reste un non-dit, empiété sur son statut. « Des blessés ? »
Maggie désigne l’autre dossier. «80 pour cent de blessés légers. Le reste inclut entre autres des poumons perforés et des brûlures au 3ème degré. Les médecins m’ont dit que nous pourrions en perdre encore un quart d’entre eux. »
« Les inhumations ? »
« C’est en cours. »
« Très bien. Quoi d’autre ? »
Avec une considérable répugnance, Maggie lui tend un troisième dossier, plus épais. « Les comptes-rendus d’incidents. »
« Je vois. C’est sous contrôle ? »
« Pour le moment. »
« Quoi d’autre ? Comment se passent les auditions des collaborateurs ? »
« Monsieur… »
Hart la regarde sans un mot, attendant la suite. De l’extérieur leur parvient les premières notes hésitantes d’un chant d’oiseau qui répond au bruit étouffé d’un trousseau de clefs heurtant le bureau de la secrétaire. Peut-être qu’elle l’imagine, mais il lui semble que le rectangle gris de la fenêtre s’est éclairé, comme si le soleil, dehors, était sorti du sac de nuages qui assombrissaient le ciel matinal. Elle réprime son envie irrésistible de se lever pour aller écarter les rideaux, afin de laisser entrer la lumière du jour dans cette pièce obscure.
Elle ne peut le faire, toutefois, sans paraître grossière, voire insubordonnée. Hart a le droit d’être déprimé ; c’est sa propre affaire. Elle ne peut certainement pas le relever sans l’embarrasser et être elle-même embarrassée. Plus certainement, il reportera son ressentiment sur elle encore plus fort et toute chance de collaboration sera oubliée. De plus, durant leur conversation, son visage s’est fait encore plus tendu et lointain. Tel un homme se débarrassant le plus vite possible de ses obligations.
Un homme rejetant toute forme d’humanité aussi loin qu’il le peut.
« Monsieur, j’aimerais qu’on reste sur les comptes-rendus d’incidents un moment… »
« Oui ? »
« Monsieur, si vous consultez ce rapport, vous constaterez qu’un mouvement se développe. Quelque chose pour lequel nous ne sommes pas préparés. » Maggie replace le dossier en face de lui.
Après un moment, et clairement réticent, il l’ouvre et se met à lire, silencieusement et sans commentaires. Plusieurs minutes plus tard, il le repose. Il affiche une grimace d’exaspération, proche de celle qu’il a dû retenir depuis qu’elle est entrée dans son bureau. « Pourriez-vous m’expliquer, Colonel, pourquoi il y a trois civils ivrognes dans la prison de la Base ? Sommes-nous vraiment là pour ramasser des fêtards dans les allées ? Nous pouvons certainement utiliser nos ressources mieux que cela. »
« Ils ont tiré sur un loup, Général, en face du portail principal. »
« Je vois. » Le ton de la voix montre clairement que ce n’est pas le cas. « L’Air Force des Etats-Unis fait maintenant respecter les lois de l’environnement ? »
« Il semble que oui, Monsieur, mais c’est secondaire. Le vrai problème, c’est que ces trois idiots visaient nos propres gardes quand le Dr Rivers a stoppé leur petit jeu. »
« Le Dr Rivers. Et bien entendu, nos soldats – ils sont toujours nos soldats, n’est-ce pas Colonel ? – étaient là pour la couvrir ? »
Les mots tombent comme des pierres et Maggie sent la sueur couler sur son front et dans sa nuque. « Ces hommes étaient ivres et représentaient un danger certain, Général. C’était un reflet, même minime, du premier incident survenu devant le portail. Celui-là aurait pu se développer en une véritable émeute. Il aurait pu y avoir des morts – civils ou militaires. »
« Et quelle est votre solution à ce problème ? »
Cette fois, on y est. Maggie croise les doigts et souffle une petite prière pour la déesse mère de Koda. Ou n’importe qui d’autre qui peut m’entendre. Elle n’aura qu’une seule chance. Si elle ne la saisit pas, il n’y en aura pas d’autres. Elle a conscience de l’effort fourni pour qu’elle évite de prendre une profonde inspiration avant de se lancer. On y est.
« Ma solution, si on peut la nommer ainsi, c’est de recadrer le problème, Monsieur. Ce début d’émeute, ces civils qui tentent de s’approprier les maisons de la Base et les imbéciles tirant sur la faune sauvage, c’est un échec de l’autorité civile. Tout simplement parce qu’il n’y en a plus en ce moment. »
Toute trace de vie s’est retirée du visage de Hart. « Il y a le Dr King. Elle est, après tout, à notre connaissance la seule survivante du Ministère, et donc Présidente, si elle veut bien se considérer comme telle. Et d’après vos rapports, elle est parvenue à restaurer l’ordre dans deux de ces incidents. »
Maggie opine de la tête. « C’est exact. Mais la chose la plus précieuse qu’elle peut faire en ce moment, c’est de continuer de chercher le code qui neutralisera les androïdes. Nous avons besoin de quelqu’un d’autre immédiatement. Quelqu’un qui ait une expérience administrative et la confiance autant des civils de la ville que des militaires d’ici. »
Le Général se redresse et fait quelques pas, lui faisant signe de ne pas bouger quand elle se lève aussi. « Non, non, restez assise. » Il lui fait face, les bras derrière le dos, mais toujours aussi tendu. « Et où pourrions-nous trouver une telle personne, Colonel Allen ? Suis-je dans l’erreur en pensant que vous – ou le Dr Rivers ainsi que le Dr King- avez quelqu’un à l’esprit ? »
« J’ai discuté de cela avec le Dr King, Comme vous l’avez dit, elle est notre Présidente, pour le moment. »
« Et ? »
« Monsieur, nous devons résoudre des problèmes qui n’ont rien à voir avec notre devoir militaire. Vous m’avez parlé du jugement des violeurs ; c’est précisément le genre de choses pour lequel nous ne sommes pas préparés. Par exemple, j’ai rédigé des actes d’accusation par rapport au Code Militaire. Mais nous ne représentons pas, légalement, la Constitution, alors pouvons-nous réellement, soumettre ces hommes à un tribunal militaire ? »
« C’est le seul tribunal dont nous disposons, Colonel Allen. » Le ton d’Hart est patient, comme s’il s’adressait à un enfant un peu lent.
« C’est précisément le problème, Monsieur. Personne n’a déclaré la loi martiale. Ces crimes ne sont pas sous notre juridiction, à l’exception de la collaboration avec l’ennemi et peut-être la conspiration. Ils sont en prison, nous organisons leur jugement, mais nous n’avons pas de juridiction légale pour le faire. »
« Et comment un administrateur civil pourrait-il résoudre ce problème ? »
« Monsieur, il n’y a actuellement plus aucune autorité légale à Rapid City. Nous nous en sommes rendus compte en voyant plusieurs familles investir des maisons vides de la Base, et plus grave, avec la tentative de pénétrer dans la Base quelques nuits plus tôt. » Le visage de Hart reste neutre. Elle ne peut l'atteindre. Frapper sous la ceinture ?
L’espace d’un instant, Maggie soupèse ses options, puis continue. « Kimberley m’a dit que la polygamie est en train de faire son chemin en ville. Le vieux gourou d’une secte, qui se voit comme un prophète, a épousé des jeunes filles de 13 ans. Si vous pensez que c’est mieux que ce qui s’est passé dans les prisons, dites-moi où. »
Pendant un moment, le masque tombe et la peur apparaît sur le visage de Hart.
Quelque part dans l’état de New-York, Hart a deux filles jumelles de cet âge-là avec sa femme dont il est séparé. Il n’a aucun moyen de savoir ce qui leur est arrivé, mais aucune possibilité n’est réellement bonne et toutes sont le pire cauchemar qu’un père puisse connaître. Est-ce leurs photographies qui manquent sur le bureau du Général, sans doute trop difficiles à regarder depuis l’insurrection. C’est bas, Allen. Vraiment bas. Mais si cela donne un résultat… Avec une soudaineté presque audible, tel le claquement d’une porte qui se ferme, la rigidité est de retour. Hart lance : « C’est une atrocité, bien entendu. Mais au moins, ces jeunes femmes ont été retrouvées. »
Maggie rassemble ses papiers et change de sujet, laissant le non-dit faire son travail dans la conscience du Général.
« Alors, il faut que nous parlions de ces jugements. Nous devons réunir un tribunal en accord avec la Constitution – un jury composé de pairs des contrevenants, et au moins un juge civil, voire deux, pour siéger avec le panel des militaires. Si nous pouvons localiser un juge d’état quelque part, ce serait le mieux. Quelqu’un doit organiser cela et il faut que ce soit quelqu’un en qui aient confiance à la fois les civils de Rapid City et les militaires de la Base. Même si nous n’avons pas de Constitution, aucune loi exceptée celle des balles d’un M-16. »
« Avez-vous un candidat pour ce poste, Colonel Allen ? Votre bonne amie le Dr Rivers, peut-être ? »
Le visage de Maggie rougit comme si elle avait reçu une gifle. Mais elle répond fermement : « Non, Monsieur. J’espérais que vous utiliseriez les bonnes relations que vous entretenez avec les dirigeants locaux de Rapid City et leur respect pour vous, et que vous prendriez ce poste vous-même. »
« Je vois. Vous semblez oublier mon erreur de jugement spectaculaire dans le bombardement de Minot ? Ne pensez-vous pas que cela remette en question mon autorité ? » Elle ouvre la bouche pour répondre, mais il l’en empêche d’un geste de la main. « Sans oublier le fait d’avoir été giflé en public par la charmante Dr King. Mais tout cela vous ouvre la voie, n’est-ce pas Colonel ? Ce n’est qu’une question de temps jusqu’à ce que vous ayez le nom aussi bien que le poste de Commandant. Je suis surpris que le Dr King ne vous ait pas encore promue Général. »
Maggie laisse échapper un soupir ulcéré. Elle a l’impression que la terre s’est soudain retirée sous ses pieds, la laissant suspendue dans l’air. Je suis stupide, stupide, mon Dieu. J’aurais dû m’attendre à ça. »
Très calmement, elle reprend. « Monsieur, si vous aviez été sur le champ de bataille de la Cheyenne, vous auriez vu qui pourrait prendre la tête de nos forces, et pas seulement de la Base. » Elle pèse chaque mot, un par un, pour qu’ils soient bien compris.
« Ce n’est pas moi. »
« Oh, oui, j’ai entendu parler de la charge sur le pont. Vous avez votre Jeanne d’Arc, Colonel, mais elle n’a aucun entraînement et aucune expérience. Elle peut jouer le rôle du héros charismatique, mais vous et moi savons très bien que ce n’est pas suffisant. » Il fait une pause. « Mais elle vous a, vous et son frère. Elle pourra s’en sortir, sans doute. »
Avec un effort au moins aussi immense que la force qui l’a propulsée sur le pont en ruines derrière Koda, Maggie tente de réfréner sa colère. On dirait que l’oxygène est devenu insuffisant dans la pièce ; sa gorge est si serrée que chaque mot est un vrai combat. Sa vision s’est considérablement rétrécie. « Monsieur. Avec votre respect. Vous avez l’expérience requise plus qu’aucun survivant. Vous êtes respecté par la communauté civile. Quelqu’un doit maintenir cette communauté en place ou nous tomberons dans l’anarchie. Et nous perdrons notre temps et notre énergie au lieu de les économiser pour combattre les droïdes. Vous pouvez prévenir cela. »
« Tout ce que je peux prévenir, Colonel, c’est en tant que Commandant en chef de cette Base. Y a-t-il autre chose ? Si ce n’est pas le cas… » Il désigne son bureau. « Je suis très occupé, comme vous l’avez constaté. »
C’est un renvoi. Maggie se lève, et ferme sa sacoche. « Merci de m’avoir accordé du temps, Général. »
Hard hoche la tête et se retourne vers sa chaise en cuir, près des rideaux tirés. Avec un profond sentiment d’échec, Maggie sort du bureau. Kimberley est certainement partie manger et elle est contente de ne pas à avoir à tenir une conversation. Elle n’a pas de plan B, et pour autant qu’elle le sache, Kirsten non plus. Elles vont devoir trouver quelqu’un à Rapid City, le ramener ici, et espérer que l’autorité de cette personne pourra être établie autrement qu'à la pointe des baïonnettes." Maggie se frotte les tempes et se dirige une nouvelle fois vers la prison et l’avocat commis d’office qui l’y attend.
Un salaud de vu, encore quatre à voir !
***************
« Diminuez un peu le débit ! Je ne veux pas surcharger ses fluides. »
« Bien, Docteur. »
La petite salle d’opération stérile est brillamment éclairée.
Koda et Shannon sont vêtues de blouses vertes, des masques chirurgicaux sur le visage. La louve repose sur la table d’opération, sous sédatifs légers ; sa faiblesse et sa profonde déshydratation auraient rendu une anesthésie trop risquée.
Avec un grognement de satisfaction, Dakota applique le dernier pansement sur le flanc de la louve, puis retire les gants ensanglantés et les jette dans la poubelle toute proche. Ses longs doigts vont caresser le poil grossier, s’arrêtant brièvement contre la poitrine décharnée, pour sentir le battement régulier de la vie entre les os et la peau. « J’ai fait du mieux que je pouvais, shugmanitu tanka. Le reste est entre tes mains maintenant. »
« C’est son nom ? » demande Shannon en décrochant le sachet de l’IV de sa hampe alors que Dakota soulève l’animal assoupi dans ses bras.
« Mmm. Pardon ? »
« Vous l’avez appelée Shug..mani… C’est son nom ? »
Koda sourit, en passant les portes battantes pour se rendre vers la salle de rétablissement. « Shugmanitu tanka. Cela veut dire loup en Lakota. »
Shannon rougit, puis rit doucement. « Oh. » Elle passe la tête à travers la porte d’une grande cage en fer, séparée des autres, dont le sol a été recouvert de serviettes épaisses. « Celle-ci ira ? »
« Elle est parfaite. » Koda s’agenouille et dépose la louve à peine consciente dans la niche confortable, passe rapidement une main dans sa fourrure, contrôlant qu’aucune plaie ne se soit rouverte. Quand tout lui paraît en ordre, elle plonge son regard dans les yeux de l’animal et hoche la tête, satisfaite, avant de refermer la porte. Elle se tourne vers Shannon qui installe le matériel de l’IV près de la cage. « Je me demandais si vous pouviez me rendre un service. »
« Bien sûr. Que faut-il faire ? »
« Je sais qu’il se fait tard, mais il faudrait veiller sur elle et il faut que je sorte. Elle a laissé une portée quelque part et il faut que je trouve les petits avant la nuit. »
Les yeux de Shannon s’écarquillent. « Une portée ?»
« Oui.. » acquiesce Koda. « Et ils sont quelque part dehors. Nous ne l’aurions jamais vue ici sinon. »
« Vous êtes sûre de pouvoir les trouver ? »
« Je les trouverai. » Elle scrute la jeune fille. « Pouvez-vous rester ? »
« Aussi longtemps que vous aurez besoin de moi. »
Les lèvres de Koda ébauchent un semblant de sourire. « Merci. »
Elle passe sa veste directement sur sa blouse verte, puis réunit plusieurs couvertures, un panier et un nécessaire d’urgences avant de sortir dans le coucher du soleil qui répand de l’or pur autour d’elle.
**********
Les chiffres défilent sur l’écran en rangs bien ordonnés, et disparaissent ensuite au bas de l’écran. Kirsten pense aux cellules sanguines passant à travers les veines étroites et les artères, telles des disques rouges propulsés depuis leur origine jusqu’au mystère de leur destination par les battements rythmés du cœur. Elle pense aussi aux films de Disney et aux émissions scientifiques pour enfants, montrant des armées de fourmis enduites de phéromones se frayant un chemin à travers une forêt pour laisser un sol nu après leur passage. Elle pense aux lemmings, se précipitant en chœur dans la mer.
Aucune signification à cela.
Il y a des moments quand elle est si proche de la solution – quand elle sait être si proche de la solution – qu’elle peut même voir son ombre se dessiner sur l’écran. Mais il manque toujours quelque chose, quelque chose de vital, le segment unique d’un code qui transformerait l’information en un signal, qui, transmis de manière correcte, stopperait net tous les droïdes. Et cela libérerait, du même coup, le reste de l’humanité survivante, que ce soit ceux qui sont emprisonnés ou tous les autres, qui combattent, soutenus par leur peur ou leur détermination ou leur instinct de survie.
Kirsten ôte ses lunettes, les pose avec précaution sur le bureau et se frotte les yeux. Elle est quasiment aveugle tellement elle se sent fatiguée par les heures d’attention soutenue devant son ordinateur. Ses yeux piquent, son dos est douloureux ; les muscles de ses cuisses et de ses épaules se sont tordus comme des cordes de macramé durant les quatre heures qu’elle a passées à regarder défiler les codes, à la recherche de quelque chose qu’elle a maintenant peur de ne jamais trouver. Elle a un goût de café trop fort et trop souvent réchauffé dans la bouche. Elle a besoin d’une pause.
Délibérément, elle referme l’écran du portable et remet ses lunettes. Asimov, qui a passé la matinée à somnoler sous le bureau, dresse instantanément les oreilles à ce bruit, les yeux brillants. Sa queue frappe le sol et il gémit doucement.
Kirsten passe sa main derrière ses oreilles. « Oui, mon chien, je t’ai entendu. Donne-moi une minute et on s’en va. »
Elle se redresse, et manque de trébucher à cause de la raideur de ses jambes. Dans la salle de bains, elle se passe de l’eau froide sur le visage, tentant de redonner un peu de vigueur à son esprit. C’est douloureux et les nœuds et les crampes qu’elle ressent dans sa nuque persistent quand elle se penche sur le lavabo, puis se redresse sur la pointe des pieds pour saisir la bouteille de bain de bouche sur la tablette supérieure de l’armoire à pharmacie démodée. Elle a vécu seule tellement longtemps qu’elle est rarement consciente de sa petite taille, mais partager une maison avec une femme de plus d’1m80 et une autre pratiquement aussi grande l’ont obligée à retrouver les vieilles habitudes consistant à devoir s’étirer pour atteindre les bouteilles à peine du bout des doigts et l’indignité de devoir grimper sur une chaise pour attraper des objets posés en haut des étagères et des armoires. Elle jure doucement quand la bouteille glisse entre ses doigts et va heurter le bord du lavabo avant d’atterrir en plein milieu.
Pas étonannt. Rien n’a été comme elle voulait aujourd’hui, et en tout cas pas ses essais devant l’ordinateur. Kirsten se refuse de penser à ce qui arrivera si elle ne parvient pas à trouver ce code. Echouer n’est pas une option.
Dix minutes plus tard, ses yeux sont plus clairs et le goût de vieux café a été remplacé par celui mordant du bain de bouche. Elle franchit la porte, accompagnée d’Asimov. Dans l’espoir de s’éloigner le plus possible de l’environnement virtuel de son ordinateur, elle se dirige vers le bois où Koda et elle ont rencontrés Maggie le soir de l’émeute. La journée annonce le printemps, même si la chaleur du soleil ne correspond pas à sa brillance. Il laisse des traces lumineuses sur la neige fraîchement tombée, dorant la pointe des bouleux et des sycomores. Un pic frappe l’écorce d’un tronc, à la recherche d’insectes encore en train d’hiberner. Plus loin dans les bois résonne le cri d’un corbeau. Les rues, qui devraient à cette heure-ci être emplies des gens du personnel de la Base rentrant chez eux pour manger ainsi que des jeunes enfants jouant dans la neige fraîche ou pédalant sur leur tricycles dans les allées au péril des piétons malchanceux, sont désertes et quasiment silencieuses. Alors qu’elle tourne sur la rue pour quitter le quartier résidentiel, elle rencontre un unique écureuil fourrageant dans les racines d’un chêne. A la vue d’Asi qui se précipite vers lui, l’animal s’enfuit et va se percher sur une des branches nues en poussant un cri mécontent. Puis il se calme et observe les intrus jusqu’à ce qu’ils aient disparu.
La surdité de Kirsten l’a habituée au silence. Elle le préfère d’ailleurs. Pour la première fois, elle se demande comment les autres s’accommodent d’un monde sans le vacarme des automobiles, des klaxons et des radios et télévisions omniprésentes. Un monde où les voix humaines ne disparaissent pas sous le bruit ambiant mais dans les profondeurs du silence.
Un fragment d’une vieille chanson lui vient en tête.
Hello, obscurité, ma vieille amie.
Je viens parler avec toi à nouveau.
D’une vision qui doucement se faufile
Qui sème ses graines quand je dors
Et cette vision qui est gravée dans mon esprit
Persiste encore
Dans les sons du silence.
(NDLT : The Sounds of Silence, de Simon et Garfunkel)
Sauf que, bien entendu, c’est une scientifique. Elle ne croit pas aux visions. Juste les faits, M’dame.
Juste les faits, et de préférence, les nombres. Si quelque chose est quantifiable, on peut s’y fier. Tout le reste tombe dans le monde des émotions imprévisibles et leurs effets généralement confus. Il n’y a rien de mieux que les choses ordonnées.
Il y a de l’ordre quelque part dans leur situation présente, bien que ce n’est pas perceptible actuellement. Quelqu’un, d’une manière ou d’une autre, a trouvé une raison pour lâcher les droïdes sur ce qui reste de la race humaine. Quand on aura découvert cette raison, les motifs seront compréhensibles et la culpabilité clairement établie.
Elle secoue la tête pour s’éclaircir les idées. Elle n’est pas venue prendre l’air pour continuer de s’inquiéter de ce genre de problèmes, les tournant et retournant dans sa tête comme une Rubik Cube. Forçant son esprit à oublier les droïdes, elle scrute la neige à la recherche d’un morceau de bois, susceptible d’être lancé au loin, mais pas trop. Quand elle en trouve un adéquat, elle le brosse et, en sifflant, le projette devant elle. Asi démarre un quart de seconde plus tard, bondissant dans les rues désertes pour revenir aussitôt au triple galop, les oreilles couchées et la queue dressée comme un gouvernail. Il dépose le bâton à ses pieds en frémissant d’impatience pour qu’elle le jette à nouveau.
Quand ils atteignent les bancs, Kirsten envoie le bâton dans le talus qui s’incline vers le bois et Asi plonge derrière lui, glissant et dérapant dans la neige et sur le sol humide en dessous. Kirsten le suit avec précaution, désireuse de ne pas rajouter des égratignures à ses courbatures. Elle n’a pas envie non plus de devoir laver ses vêtements à la main. La machine de Maggie ne marche plus maintenant que lorsque le bac est plein et pour des choses telles que les draps ou les jeans qui ne peuvent raisonnablement être lavés à la main. La salle de bains a pris l’aspect d’un dortoir où des chaussettes et des sous-vêtements de trois grandeurs différentes sont suspendus à la barre de douche et à celles des serviettes.
Un petit ruisseau coule sur le sol entre les rues et les bois, et Kirsten le suit entre les arbres. La plupart présentent toujours des branches nues mais la glace a commencé à fondre et par-ci par –là elle peut voir des bourgeons naissants, prometteurs de vie. Le ruisseau est totalement dégelé et il murmure doucement en contournant les talus, donnant naissance ça et là à des petites cascades.
Asi est calme maintenant, marchant à ses côtés. Ici, les arbres poussent serrés côte à côte, et il est difficile de continuer à jouer avec le bâton. De plus, leur vacarme semblerait aussi inapproprié que rire dans une église. Se frayant un chemin entre les racines noueuses et sous les branches basses, ses yeux captent un mouvement soudain à environ 3 mètres d’elle. Elle s’immobilise, Asi de même.
Apparemment ignorant de sa présence, un raton laveur est assis au bord de l’eau, barbotant dans le ruisseau. Kirsten sait que les mythes sont des mythes ; il n’est pas en train de laver sa vaisselle. Plus certainement, il cherche sa nourriture : des petits poissons ou des insectes aquatiques, peut-être même des moules d’eau douce. Sans un bruit, pour ne pas le déranger, Kirsten se baisse sous un des sycomores et s’installe contre le tronc pour mieux observer. Elle garde une main autour du collier d’Asi, mais il ne montre aucune intention de tourmenter le raton laveur. Elle trouve ça étrange mais pratique.
Elle le regarde pendant de longues minutes, le soleil reflètant la brillance de l’eau claire à travers les branches ondulantes. On dirait que l’animal a peu de chance car il semble ne rien attraper. Pourtant il continue de chercher à la surface, patiemment, ses yeux d’ambre captant les rayons du soleil.
Elle n’est pas sûre de quand ou comment cela arrive et ne sait pas depuis quand elle est assise là en train de regarder les mouvements réguliers et répétitifs de l’animal. Elle sait seulement que la lumière a changé autour d’elle. Les rayons intermittents du soleil à travers les branches ont laissé la place à une lueur dorée dont la source n’est pas visible. Les couleurs sont plus nettes, le gris pâle de l’eau s’est transformé en un bleu éclatant, et celui de l’écorce de son sycomore en noir ombré. Le ciel, qu’elle peut apercevoir entre les branches fourchues, a pris une parfaite teinte turquoise, et des nuages légers ressemblent à des voiles sur un baldaquin. Derrière elle, Asi s’est assoupi, gémissant doucement dans son rêve.
D’un bond si rapide qu’il passe inaperçu, le raton laveur plonge dans l’eau et en ressort avec un petit poisson argenté, encore frétillant, dans sa gueule. De retour sur la rive, il secoue sa fourrure, et avance délibérément en direction de Kirsten qui se fige, s’empêchant presque de respirer. Une partie de son esprit lui crie que c’est un comportement totalement anormal et qu’elle est sur le point d’être mordue par un animal enragé. L’autre partie attend calmement, un frisson électrique parcourant son corps. Elle ne sait pas ce qui va se passer, mais elle sait reconnaître de la magie lorsqu’elle en voit. Asi ne remue pas du tout.
Quand le raton laveur est à à peine un mètre d’elle, il s’assied à nouveau. Ses yeux dorés ne quittant pas les siens, il ôte le poisson de sa gueule avec une de ses pattes aux longs doigts et tranquillement lui arrache la tête. Il mâche un moment, l’air pensif, avale puis dit : « Bon sang, tu en as mis du temps. Qu’est-ce qui te retenait ? »
En un instant, le sentiment d’anticipation se transforme en une peur réelle. Rien dans ses cours de zoologie ne l’a préparée à faire face à un animal qui parle. Soit elle rêve, soit elle est folle.
Ou alors, c’est bien de la magie.
Elle répond. « Que veux-tu dire par j’en ai mis du temps ? As-tu la moindre idée de tout ce que j’ai eu à faire durant ces trois derniers mois ? Ce n’est pas comme si on avait eu rendez-vous, non ? »
« Oh, que si, nous avions rendez-vous. Mais tu ne le savais pas. »
« Pas de rendez-vous. Je ne note pas mes hallucinations dans mon agenda. »
« Je ne suis pas une hallucination. » énonce le raton laveur en appuyant sur les mots.
« Alors quoi ? Un rêve ? Quelque chose que j’aurais mangé ? »
Le raton laveur arrête le reste de poisson à mi chemin de sa gueule. « J’ai l’air de quoi, idiote d’humaine ? Du foie haché ? »
« Tu as l’air… »
Il l’interrompt avec dignité. « Je suis Wika Tegalega. »
Il attend, comme s’il s’attendait à ce que ce nom signifie quelque chose pour elle. Quand le silence commence à être embarrassant, elle reprend : « Enchantée de te connaître. Je suis Kirsten King. »
« Je sais cela. Puisque apparemment, tu ne parles pas vraiment la langue humaine, je vais te dire ce que signifie mon nom. Il veut dire ‘le magicien au visage peint’. Tu peux m’appeler Tega. Je suis ton animal spirituel. »
« Mon quoi ? »
« Ton animal spirituel. Ton guide. Ton ange gardien si tu préfères me voir ainsi. »
« Ohhh d’accord. Et qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un animal spirituel ? Ou un ange gardien ? » dit-elle avec un geste dédaigneux. « Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, j’ai déjà un animal qui veille sur moi. Il pourchasse tout ce qui te ressemble. »
Le raton laveur montre toutes ses dents, qui sont très blanches et très pointues, en un sourire presque humain. Il ne semble rien y avoir de drôle à ce qu’elle a dit pourtant. « Lui et quelle armée ? Pour moi, il ressemble au ragoût de demain : »
« Quoi ? » Elle se redresse, bien décidée à cesser cette discussion irréelle, mais se rend compte que ses muscles ne veulent pas lui obéir. Ce n’est pas de la paralysie mais plutôt une mutinerie de son propre corps, agissant de son propre ressort.
« Ok. Ecoute, je suis désolé. Personne ne va manger ton chien. » Wika Tegalega prend un nouveau morceau de poisson dans sa gueule, puis lui tend ce qu’il reste. « Tu en veux ? »
Kirsten n’est pas capable de se redresser mais parvient à se faire plus petite. « Euh, non. Non merci. »
Tega penche la tête sur le côté comme pour dire ‘tu ne sais pas ce que tu perds’ et avale un autre morceau. Les arêtes font de petits bruits métalliques en craquant entre ses dents pendant qu’il mâche. Kirsten frissonne.
« C’est bon. » dit-il en se lèchant les babines. « Tu es sûre que tu n’en veux pas ? »
Un sentiment de familiarité commence à naître en Kirsten. Elle se replonge dans ses souvenirs et revoit le moment où elle a été prise dans le code d’auto-destruction de l’androïde, qui en brûlant ses circuits, a envoyé la mort le long de ses propres terminaisons nerveuses. Il y avait une femme aux cheveux roux qui l’attendait de l’autre côté ; elle s’en souvient. Et aussi une autre femme, plus âgée, son corps voûté vêtu d’une robe rouge et d’une cape de la même couleur, entourant un visage parcheminé. Il y avait aussi une silhouette ressemblant à cette créature, tendant une patte aux longs doigts vers elle, comme pour une bénédiction, sa voix franchissant le tourbillon qui menaçait de la consumer. Retourne d’où tu viens. Ce n’est pas encore le moment.
Les mots lui échappent. « Tu étais là ! Le jour où j’ai failli mourir ! »
« J’étais là. » reconnaît-il.
« Alors que fais-tu ici maintenant ? Suis-je… » Elle ne continue pas, un frisson la parcourant. Elle ne peut pas partir maintenant. Pas avec ce travail qu’elle doit faire, pas maintenant qu’elle s’est faite une amie, la première de sa vie. Des amis, corrige-t-elle, même si l’une d’entre elle est – elle cherche un mot qui ne soit pas trop extravagant – spéciale.
« Ahhh, tu commences enfin à accepter la vérité. Du moins une partie. »
« Quoi ? A propos de… ? »
« De Dakota Rivers. Ton amie. »
« Eh bien, je n’en avais jamais eu avant. C’est une nouvelle expérience. »
Crunch. Un autre morceau de poisson disparaît. « C’est même plus nouveau que tu le penses, et plus vieux aussi. Désires-tu que je te montre ton futur ? Ton passé ? Emplis ma patte de moules et Wika Tegalega te révélera tout. » Le raton laveur n’a pas de sourcils mais les rayures au-dessus de ses yeux remuent avec presque de la lascivité.
« Je connais déjà mon passé, merci bien. « répond Kirsten. « Et si quelqu’un de nous a un futur, il sera ce que nous en ferons. Je n’ai pas besoin d’un bandit quadrupède muni d’une queue touffue pour me le dire. »
Un nouveau Crunch. « D’accord. « Tega hausse les épaules d’un geste très humain. « Mais je te le raconterai de toute façon. C’est comme le ruban de Möbius. »
« Quoi ? »
« Le ruban de Möbius. Tu sais, ce ruban de papier que tu t’es amusée à construire à l’école. On le tord, on colle les extrémités et il n’y a plus qu’une surface. Super truc, d’ailleurs. » (NDLT : Un ruban de Möbius est une surface fermée formée d'un ruban à une seule face obtenue en collant les extrémités d’une bande de papier après les avoir retournées.)
« Je sais ce qu’est un ruban de Möbius, bon sang ! Je suis une scientifique. Qu’est-ce que ça a à voir avec la situation ? »
Le dernier morceau de poisson dispatraît et le regard de Tega se fait rêveur. « Elle tourne, elle tourne encore et quand elle stoppe, personne ne le sait. L’envers est à l’endroit, le passé est le futur. Elle tourne et tourne, vie après mort après vie. Ce qui a été sera. Et il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »
Kirsten fronce les sourcils en entendant ces mots et un frisson parcourt son échine. ‘Quelqu’un a marché sur ma tombe’ avait l’habitude de dire sa grand-mère. « Je ne comprends pas. »
« Non, bien entendu. » Le raton laveur a perdu son air rêveur. « Pas encore. Mais ça viendra. »
« Je… » Kirsten n’est pas certaine de ce qu’elle va dire. Demander une explication ? Renier ce qui se passe ? Proclamer sa foi en un univers où les événements ne sont dus qu’au hasard ?
« Ça viendra. » répète Tega. « Ce que tu dois savoir maintenant, c’est que trois idiots de saoulards avec leur cerveau contenu dans leur toute petite paire de couilles viennent de tirer sur une louve devant le portail. Koda l’a soignée dans son cabinet mais elle va partir chercher les petits. Elle a besoin de ton aide. »
« Quoi ? Comment est-ce que je peux… »
« Vas-y ! Maintenant. » Tega se remet à quatre pattes, son sourire lui fendant le visage.
« Hasta la vista, baby. »
La lumière dorée a presque disparue et Kirsten se retrouve assise à nouveau sur une souche ordinaire dans un bois ordinaire recouvert d’une neige tout-à-fait ordinaire. Un rêve, c’est tout. Un rêve extrêmement clair, mais juste un rêve.
Elle se redresse et s’étire, Asi à ses côtés. « Allons-y mon chien, je… » Stoppant net, elle se fige à la vue des traces de pattes, aux longs doigts, qui marquent la neige. Un raton laveur.
« Vite, Asi ! » S’écrie-t-elle. Et elle commence à courir.
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