INSURRECTION
SwordnQuil@aol.com
Traduction : Kaktus (parties 1 à 22) et Fryda (partie 23 à la fin)
Ecrit par Susanne Beck et Okasha
Avertissements : voir chapitre un
CHAPITRE VINGT-HUIT
Tacoma lance un regard furtif dans son rétroviseur alors que la caravane se déroule de retour vers la base. Deux camions de patrouille armés sont suivis par deux dix-huit roues à plate-forme, qui transportent deux éoliennes gigantesques qu’ils se sont appropriées à la Ferme Eolienne d’Overdale, Inc. Tout semble parfait, mais quelque chose lui titille la nuque, lui faisant dresser les poils. La route sur laquelle ils progressent est peu utilisée, et il n’y a pas d’arbres ou d’autres objets pouvant obstruer la vue.
Il saisit Manny du coin de son œil. Le jeune homme sourit comme un gamin qui sèche les cours, ce qui d’une certaine façon, est exactement ce qu’il est en train de faire. « Qu’y a-t-il cousin ? »
Tacoma lance un autre rapide coup d’œil dans le rétroviseur avant de se tourner vers son cousin, repoussant ses inquiétudes, pour l’instant, au fond de son esprit.
« Tu ferais bien de redescendre sur le plateau des vaches, Manny. On va approcher de la base très bientôt. »
Manny lève les yeux au ciel, souriant à son cousin. « Arrête d’être une mauviette, couz’. La Colonel est au tribunal toute la journée, et si elle sort pour prendre une pause, Anderson me couvre. On a tout prévu, alors arrête de t’inquiéter comme ça. »
« Je m’inquiète pour ça », réplique Tacoma, fixant le jeune homme jusqu’à ce que Manny pâlisse légèrement et se détourne.
Ses yeux s’écarquillent et sa peau prend une brusque couleur blanchâtre quand il saisit quelque chose qu’il ne peut pas identifier, bien que ça a l’air terriblement humain, qui se tient exactement au milieu de la route. « Attention ! ! »
Tacoma regarde devant juste à temps pour sentir le camion impacter quoi que ce soit qu’il a touché. L’objet est couché sous le véhicule et le pneu du côté du conducteur se soulève et retombe avec des bruits sourds nauséeux. Il écrase le frein, faisant glisser le camion qui s’arrête, et il s’affaisse dans son siège, le visage graissé par la sueur soudaine. « S’il te plait, dis-moi que c’était un cerf ? »
« Je crois pas, couz’ », répond Manny d’une petite voix. Il est sur le point d’ajouter quelque chose quand un son ressemblant à une toux brusque et étouffée leur provient de derrière. « Sainte Marie Mère de Dieu ! C’était quoi ça ? ? »
Tacoma, qui a entendu ce son trop souvent pour l’avoir compté, réagit déjà, arrachant son harnais et plongeant hors du véhicule, son pistolet prêt à la main.
Le transport militaire armé qui se trouvait derrière eux est une épave fumante de laquelle des hommes blessés continuent à émerger, leurs vêtements et peaux exposés couverts de fumée, de suie et de sang.
« Il y a encore quelqu’un à l’intérieur ? » Demande Tacoma, en tirant un soldat couvert de suie, qui tousse violemment, par un bras brûlé et fumant.
« Donaldson, Monsieur ! » Crache le militaire en toussant. « C’est… lui qui… conduisait ! Il a… été salement blessé, Monsieur ! »
Le feu éclate dans le camion alors que Tacoma pousse le blessé hors du chemin. Il saute lui-même en arrière alors que les flammes émergent des fenêtres brisées, sentant ses sourcils brûler et la peau de son visage et de ses mains chauffer et se resserrer à cause de la chaleur. Avec un léger cri, il contourne en courant l’avant du véhicule qui brûle vers le côté du conducteur d’où les flammes se déversent de l’encadrement détruit comme de l’eau d’une bouche à incendie béante. Il sent une main attraper son bras et le secoue sauvagement, mais on le rattrape à nouveau.
« T’es fou, mec ? ! ? » Hurle Manny dans son oreille. « C’truc va péter ! »
« Recule ! Je sors Donaldson ! »
Le visage de Manny apparaît devant ses yeux qui coulent. « Il est mort, thanhanshi ! Il est déjà mort!”
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Tacoma arrache sa chemise et l’utilise pour repousser les flammes. Elles diminuent assez pour qu’il puisse jeter un coup d’œil dans l’intérieur rempli de fumée. Le jeune homme à l’intérieur est pleinement conscient, avec ses yeux vert clair qui fixent avec surprise dans un visage noirci par la suie et les brûlures, l’air suppliant. Le feu jaillit vers le haut à nouveau, forçant Tacoma à reculer d’un pas. Il frappe les flammes une nouvelle fois, et tend la main à l’intérieur, attrapant le blessé sous l’aisselle pour le tirer en arrière, les muscles tendus par le poids mort de Donaldson.
Le jeune homme hurle lorsque les os de ses jambes brisées grattent l’un contre l’autre, piégées entre les restes de la console. Tacoma ralentit son effort alors qu’un autre homme, qu’il ne peut reconnaître à travers le voile de fumée, utilise un extincteur chimique dans le compartiment endommagé, couvrant tout d’une fine couche de mousse blanche. Il sent un corps passer tout près de lui, et, baissant les yeux, il voit Manny qui tend les bras sous le métal toujours fumant et tordu, essayant de libérer les jambes écrasées de l’homme piégé.
L’homme hurle à nouveau, bien que de façon essoufflée et sifflante, de l’avis de Tacoma qui n’aime pas ça du tout. « Vite ! » Commande-t-il, ce qui lui vaut un regard noir de son cousin qui retourne à sa tâche.
Le métal est blessant à cause de la chaleur, lui brûlant les paumes, les doigts et les bras à chaque contact. Il ignore la douleur, se concentrant uniquement sur le besoin désespéré de libérer Donaldson avant que les restes du camion n’explosent pour de bon.
Les flammes montent à nouveau, aucunement arrêtées par le produit chimique qui essaie de les tuer.
« Le réservoir est sur le point d’exploser, Monsieur ! » Crie une voix inconnue depuis l’extérieur, depuis la sécurité. « Bon Dieu, sortez de là, messieurs ! Maintenant ! »
Les regards des cousins se croisent, chacun faisant un signe de tête sombre, et dans un effort concerté, ils luttent pour libérer leur camarade blessé avant que tout n’explose en morceaux. Manny finit par pouvoir passer son épaule, celle qui est blessée, mais il n’a pas le choix, sous la console détruite, et avec un grognement sourd, il pousse vers le haut de toutes ses forces. Le métal tordu crisse d’intense déplaisir, mais, à contrecoeur, il lâche, se soulevant pendant une infime fraction de temps. « MAINTENANT ! ! »
Sa prise aussi assurée qu’il le peut, Tacoma utilise les larges muscles de son dos, de ses épaules et de ses jambes pour tirer le militaire hurlant du compartiment mutilé. Ce n’est pas une extraction dans les règles, mais il réussit à faire le boulot. L’épaule de Manny lâche juste au moment où Tacoma réussit à libérer totalement la jambe du militaire de l’épave.
Il pousse Donaldson rapidement vers les trois hommes derrière lui, et puis, tendant la main, il attrape Manny par le col et le jette rudement loin du camion dévasté.
Une demi seconde plus tard, ce dernier explose dans une boule grandissante de fumée et de feu. Tacoma se retrouve soulevé, presque tendrement, et repoussé par la force de l’explosion. Curieusement, il n’y a pas de douleur d’aucune sorte.
Peut-être que je marche déjà sur le Chemin Spirituel, pense-t-il en regardant le sol arriver à toute allure sous lui avec un détachement presque clinique. Son atterrissage, sur le dos, est également sans douleur, comme s’il tombait dans un nuage, et il peut regarder, avec le même détachement, les flammes lécher ses jambes de pantalon. Il se sent… presque étourdi… comme un gamin avec un secret merveilleux connu de lui seul.
La douleur revient soudain comme de l’air qui entre dans le vide. Des vagues de pointes atroces traversent son corps et il réagit instantanément, repoussant instinctivement comme des mouches les hommes qui le transportent.
« Arrête, Bon Dieu ! » Hurle Manny, en le maintenant au sol de son bras valide. « Tu es foutument en flammes, Tacoma ! Alors tu te tiens tranquille ou je t’assomme ! Je jure que je le fais ! »
Une partie de ces paroles atteint son but, et Tacoma laisse ses muscles se détendre délibérément. Il peut sentir les vêtements qui brûlent et la chair calcinée qu’il pense lui appartenir. Son estomac se retourne une fois, puis se remet en place.
Le visage de Manny revient dans son champ de vision, couvert de sueur, et les yeux de la taille de lunes pleines. « C’est mieux. Merde, couz’, je pensais que t’étais parti pour de bon ! Me refais pas ce coup à la Crazy Horse, ok ? »
Tout en grognant, Tacoma se remet assis et examine les dommages, en commençant par son propre corps. Son treillis est pratiquement entièrement brûlé, mais la peau dessous, bien que rougie, semble s’en être mieux sortie. Des ampoules commencent à se former sur les paumes de ses mains et sur sa joue droite, juste sous son œil, qui pleure constamment et lui donne l’impression qu’il déverse de l’acide de pile.
Il cligne rapidement des yeux et regarde vers le sol, vers les restes du transport militaire. Les blessés, cinq en incluant Donaldson, reposent au milieu du désastre comme des poupées cassées sur un tas d’ordures. De jeunes hommes et femmes au visage pâli s’occupent des blessures de leur mieux tout en lançant des regards furtifs et implorants dans la direction de Manny et Tacoma, les chefs de la mission. Manny regarde à son tour, contemplatif, et Tacoma utilise cette seconde d’inattention pour se remettre difficilement debout par force pure. Manny se tourne à nouveau à temps pour voir son cousin osciller comme s’il se tenait à l’épicentre d’un léger tremblement de terre.
Au moment d’administrer une bonne vieille fessée, il se baisse alors qu’une balle passe assez près pour aplatir ce qui lui reste de cheveux.
Tacoma titube, mais réussit à garder l’équilibre. Ignorant la douleur ambulante qu’est son corps, il se lance dans une course traînante, hurlant à ses hommes de se mettre à couvert tout en aidant deux militaires à soulever Donaldson pour l’emporter rapidement à l’arrière de l’un des camions blindés. Il peut ressentir la confusion, sentir la peur dans les gens autour de lui, tous des hommes et des femmes jeunes. Il prend une inspiration profonde et force la douleur au fond de son esprit, la rendant sans importance, la faisant partir.
Il lève la tête une fraction de seconde, et regarde par la vitre du transporteur. Comme si elle se matérialisait soudainement dans l’air, une escouade de trente androïdes, il peut le dire au scintillement du soleil sur le collier du meneur, se tient à plus de trente mètres. Tous sont lourdement armés et les regardent avec des yeux de poupées sans émotion. « Manny ! »
« Ouais ? »
Tacoma jette un oeil vers son cousin, puis regarde à nouveau, avec plus de soin cette fois. La tête de Manny est penchée et son épaule pendouille étrangement. « Que… ? »
« Elle est pas cassée. Je ne pense pas », dit-il en rougissant légèrement. « J’ai dû m’en servir pour soulever ce merdier du chemin pour que tu puisses sortir Donaldson. Je vais bien. »
« J’te veux que tu vas bien. » Tacoma tend la main mais Manny siffle et se recule.
« Elle est juste démise, d’accord ? On a des choses plus importantes à s’inquiéter là maintenant. »
Tacoma le regarde comme s’il abandonnait, mais alors que Manny se détend, son cousin, rapide comme l’éclair, passe ses doigts sur la clavicule, détermine qu’elle n’est pas cassée, attrape son bras et le soulève dans un mouvement souple et puissant. Un craquement sourd sonne le retour de l’articulation à sa place et Manny voit une galaxie entière d’étoiles. Son monde s’obscurcit pendant une seconde mais revient aussi vite alors qu’on pousse un lourd pistolet sur sa poitrine. « Maintenant tu as deux mains pour tirer », grogne Tacoma, en attrapant son arme avec des mains qui piquent encore aussi fort que s’ils les avaient plongées dans un essaim de frelons. « Tous ceux qui peuvent tenir une arme, attrapez-en une ! » Ordonne-t-il. « Restez à couvert jusqu’à ce que je vous en donne l’ordre. »
Il ouvre la porte et attrape le micro-ordinateur posé sur le tableau de bord, remerciant silencieusement sa sœur de lui avoir mis dans les mains avant qu’il parte ce matin. Elle savait. D’une façon ou d’une autre, elle savait. Ça ne le surprend pas, cependant. C’est simplement sa manière. C’est la raison pour laquelle toute la famille la regarde parfois comme quelque chose de plus qu’humain. Il connaît la vérité de cette chose, et il soupçonne que son père aussi.
Il pose son arme sur le siège, puis ouvre avec précaution le petit ordinateur et étudie l’écran. Standard. Le bouton d’allumage est d’un rouge vif. Il murmure une prière à Wakan Thanka puis appuie sur le bouton.
« On y va », murmure-t-il. « Feu ! Maintenant ! »
La première ligne d’androïdes tombe comme des quilles, à l’endroit même où ils se tiennent.
« Que Dieu vous bénisse, Kirsten ! Continuez à tirer ! »
La seconde et la troisième rangée tombent en silence.
« Merde, couz’ ! » Crie Manny en riant. C’est comme du tir aux pigeons ! » Il pousse des cris de joie et continue à presser la détente, balayant les derniers androïdes restants comme si c’étaient des cibles d’entraînement sur une rangée de tir.
« Arrêtez le feu ! » Crie Tacoma quand le dernier robot est par terre. « Embarquez les blessés et faites vite ! Il faut qu’on parte, maintenant ! »
Tacoma se tourne pour aider les autres avec Donaldson, mais il est arrêté par un doux juron de son cousin. Il se retourne et voit trente androïdes de plus apparaître, et marcher par-dessus leurs camarades tombés en commençant leur approche.
« Merde ! Continuez à embarquer ces blessés vous tous ! Maintenant ! Vite ! » Tacoma attrape le mini-ordinateur et presse à nouveau le bouton.
Les androïdes continuent à avancer, absolument pas affectés.
« Merde alors ? » Demande Manny. « T’es sûr que tu fais comme il faut, couz’ ? »
« Bien sûr que je fais comme il faut ! »
« Peut-être que tu l’as cassé. »
« Je l’ai pas… merde. » Les pressions répétées sur le bouton n’ont aucun effet et il jette l’objet dans le camion avec frustration.
« Peut-être que c’est des humains ? »
Pour tester la théorie, Tacoma tire plusieurs salves, frappant le meneur dans la poitrine et le ventre de plusieurs balles.
« Ou peut-être que non », dit Manny dans un soupir alors que le robot reste debout et continue à avancer. « Ok. Et maintenant ? D’où est-ce qu’ils sortent merde ? »
« Sors le coffre du siège arrière, thanhanshi. On va leur donner du métal à mâcher. »
« C’est comme si c’était fait, couz’. »
Le coffre lourd tombe au sol avec un bruit sourd, et Manny l’ouvre brusquement. Il est rempli jusqu’au bord de grenades à fragmentation. Il en sort plusieurs et en tend deux à son cousin.
« Merci… On va juste leur envoyer ça jusqu’à ce qu’il y en ait plus. »
« Des robots ou des grenades ? » Demande Manny avec un sourire.
« Des deux. MAINTENANT ! ! »
Les androïdes commencent seulement à tirer à leur tour entourés par les explosions des grenades, qui en éliminent quelques-uns dès les premières salves. Une jeune mécanicienne, Tasha Kim, crie lorsqu’une balle se loge dans le creux entre son épaule et sa nuque. Elle réussit à maintenir sa prise sur le pilote blessé qu’elle aide, cependant, et l’installe à l’arrière du transporteur au moment même où une autre balle la rate de peu. Elle tombe au sol et tend la main pour son arme, un pistolet de service qui ne fera pas grand-chose contre le tir des androïdes.
« Tout le monde est dedans ? » Crie Tacoma dans sa direction.
De son point de vue, elle ne voit pas grand-chose. « Je… pense, Monsieur ! »
« Ne pensez pas, Caporal ! Soyez sûre ! »
« Ou-oui, Monsieur ! » L’air, alourdi par la fumée et la puanteur des charges explosives, craque autour d’elle alors qu’elle lutte pour se mettre debout. Restant le plus possible abaissée, elle fonce vers le camion démoli, se jetant au sol une fois qu’elle est derrière l’épave. Le Caporal Talbot est cloué au sol par des tirs lourds et complètement à court de munition. « Vous allez bien ? » Demande-t-elle en criant pour être entendue par-dessus le rugissement du combat.
« Ma jambe ! Je pense qu’elle est cassée ! »
Kim baisse les yeux mais ne voit rien d’inhabituel, ce dont elle est silencieusement reconnaissante. « Est-ce que tous les autres sont en sécurité ? » Demande-t-elle ses yeux passant d’une position à l’autre comme un colibri dans un champ de chèvrefeuille.
« Ouais », halète Talbot, essayant de ne pas se tordre de la douleur dans sa jambe. « Menendez a emmené les derniers dans son semi-remorque. »
« Très bien, alors. Il faut qu’on retourne vers le sergent pour sortir d’ici. »
« Je… je pense pas pouvoir. »
« Bien sûr que si. Allez, Talbot. Vous pouvez le faire. On y va ensemble, d’accord ? »
Avec un hochement de tête grimaçant, il tend le bras et attrape la petite main puissante tendue vers lui. Il l’utilise ainsi que son arme maintenant inutile, et réussit à se lever difficilement. Il jette un bras autour des épaules étroites de Kim et, à demi sautillant, à demi trébuchant, il retourne vers le camion, le visage blanc, suant et priant comme il n’a jamais prié auparavant.
Une porte ouverte apparaît soudain devant lui, et il est jeté sans cérémonie à travers, atterrissant à moitié sur les genoux d’un pilote brûlé qui n’est pas ravi de cette présence abrupte. Les autres l’installent plus ou moins confortablement, puis se retiennent quand le camion bondit vers l’avant à une vitesse proche d’une fusée.
Dans la cabine, Manny se tient à deux mains alors que Tacoma pousse le camion au-delà de ses limites, ses mains brûlées entourées de bandages du pauvre kit de premier secours qu’ils ont trouvé. « Ils nous suivent ? » Crie Tacoma par-dessus le rugissement du moteur trop poussé.
« Merde si je le sais ! » Crie Manny en retour, tortillant son corps douloureux comme un contorsionniste en essayant de voir derrière lui. « C’est important ? Ils sont à pied ! »
« Ceux qu’on connaît, peut-être ! »
Manny lance un regard frissonnant à son cousin. « Il fallait que tu dises ça, hein. Il fallait que tu le dises. »
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Toujours à des kilomètres de la base et serrant férocement à deux mains le cuir, Tacoma se raidit sur le volant lorsqu’il repère plusieurs véhicules venant dans sa direction à grande vitesse.
« Awww merde », grogne Manny, en s’adossant brusquement contre le dossier. Il tourne la tête sur le côté. « Pourquoi tu souris comme ça ? »
« La cavalerie vient juste de passer la colline, thanhanshi. Regarde. »
Manny se penche en avant malgré son harnais, et plisse les yeux pour mieux voir les véhicules qui arrivent. Une jeep mène le convoi, et sur le siège du passager est assise une grande forme, une main enroulée par sécurité autour de la barre rembourrée. C’est une silhouette qu’il connaît, avec de longs cheveux noir de jais qui flottent derrière elle dans le vent comme un bonnet de guerre. « Dakota ! » Hurle-t-il. « Merde de merde ! » Sa jubilation diminue cependant lorsqu’une seconde jeep rugit et apparaît. La conductrice est également une silhouette qu’il connaît et bien trop pour son goût.
« Autant pour toi de faire le mur, hein, couz’ ? » Lui dit Tacoma pour l’énerver, en souriant.
Manny lui fait un signe de paix abrégé et s’affaisse un peu plus dans son siège. « Je suis foutu. Totalement et profondément foutu », grogne-t-il.
« Aie confiance, thanhanshi. Rien n’est fini tant que ce n’est pas terminé. On va te faire jouer le rôle du Héros de la Ferme Eolienne. Ça ramènera ta punition à deux semaines au trou… trois au plus. »
Quelle que soit la réponse acérée que Manny est sur le point de faire, elle est avortée alors que la jeep de tête les rattrape et que Dakota en saute avant que le véhicule ne soit à l’arrêt. Tacoma freine rapidement alors que Dakota marche vers sa vitre.
« Tout le monde va bien ? » Demande-t-elle, les yeux brillants.
« On a des brûlés, salement. »
« Ces maudits robots ont joué les bombes suicidaires sur nous », ajoute Manny. « Ils ont détruit un de nos transports militaires. Quelques dizaines de plus sont apparus de nulle part et ont commencé à canarder. »
« Ils vous ont suivis ? »
« Je ne sais pas », répond Tacoma. « Ceux qu’on a vus étaient à pied, alors s’ils l’ont fait ils sont loin derrière nous maintenant. »
Dakota les regarde tous deux. Inconsciemment, ils se redressent dans une position d’attention, toutes douleurs et blessures oubliées. Il y a un sentiment de commandement dans sa présence, une énergie sombre et grondante qu’ils peuvent presque voir, la surplombant comme un nuage offensif. « Retournez à la base et à l’hôpital, le plus vite possible. On a quelques véhicules d’assaut pour vous escorter. Ne vous arrêtez en aucun cas, compris ? Aucun. »
« Compris », répond Tacoma.
Son expression s’adoucit à peine. « Je suis contente que vous alliez bien. Maintenant filez. »
Avec un brusque signe de tête, Tacoma obéit, passant une vitesse avant de partir en vrombissant, les autres véhicules de sa caravane décimée le suivant tels des canetons. Alors qu’ils dépassent la seconde jeep, Manny tressaille. Allen fixe à travers le pare-brise, le repère, lui faisant savoir en termes tout sauf incertains et avec le simple pouvoir de son regard que combattre les androïdes était la partie facile de cette aventure.
« Tu penses que c’est trop tard pour filer à l’anglaise ? » Gémit-il en direction de son cousin.
Il ne reçoit qu’un aboiement de rire en guise de réponse.
*******
« Tourne par là. On va leur arriver par-derrière. »
Suivant les instructions du doigt pointé de Koda, Kirsten manœuvre brusquement la jeep sur un chemin étroit et plein d’ornières, le mot ‘route’ serait déplacé dans ce cas, et elle secoue la tête pour débarrasser ses cheveux des feuilles d’une branche basse tout en redressant le véhicule. « Tu penses vraiment que c’était une embuscade ? »
« Ça y ressemblait », réplique Koda, en levant la main pour repousser les cheveux de ses yeux et de sa bouche. « Mais on en saura plus quand on sera sur le site. »
« Si tu as raison, ça veut dire que ça vient de quelqu’un de l’intérieur. »
« Ça se pourrait », dit Koda d’un ton songeur. « Mais attendons de savoir ce qui se passe avant de faire des suppositions. »
« D’accord. »
Dix minutes plus tard, elles arrivent au site de l’embuscade, la jeep de Maggie juste derrière elles. La Colonel saute hors de son véhicule et jette un rapide coup d’œil alentours. « Quel merdier. »
« On peut le dire », répond Koda, qui s’accroupit et passe au crible les décombres encore fumants.
« On a eu de la chance de perdre personne », commente Maggie, qui s’accroupit près de Dakota.
Koda la cloue d’un regard. « Nous n’en sommes pas sûrs. Tacoma a dit qu’il y avait des brûlés sérieux. »
Maggie la regarde un instant, puis soupire, en hochant la tête. « Tu as raison, bien entendu. » Elle regarde par-dessus les décombres avec soin, attrapant avec précautions plusieurs morceaux de métal tordu du bout des doigts avant de le tourner et retourner. « Et bien, qu’en penses-tu ? »
« Je ne suis pas sûre », réplique Dakota, puis elle lève les yeux. « Kirsten ? »
Les rejoignant, Kirsten s’accroupit à son tour, son expression assombrie. « Je pense qu’on a des ennuis. »
Dakota la fixe droit dans les yeux. « Qu’est-ce que tu veux dire ? »
« Et bien, tu m’as parlé des ‘bombes suicidaires’ de Tacoma, je suis partie de la supposition que nous parlions d’un androïde transportant une bombe. »
« Et ce n’est pas ça ? » Demande Maggie, un petit frisson d’appréhension descendant le long de son dos.
« Ça n’y ressemble pas. »
« Alors de quoi on parle, si ce n’est pas d’un androïde avec une bombe ? »
« D’un androïde qui est une bombe », débite Dakota, tout en continuant à fixer Kirsten.
« Bien vu », réplique Kirsten d’un ton neutre, en soulevant un morceau de métal dont l’objet est incompréhensible pour celles qui le regardent. « Il faut que je ramasse le plus possible de ces trucs pour être sûre, mais à moins que je me trompe, on parle d’un type d’androïdes entièrement différent là. Une sorte dont je suis cent pour cent sûre qu’elle n’existait pas avant l’insurrection. »
« Bon Dieu », dit Maggie dans un souffle. « Et à quel point pouvez-vous en être certaine ? »
« Assez pour donner un ordre formel : que personne, y compris Tacoma et tous ceux qui se trouvaient ici, ne disent un seul mot de ceci à quiconque. »
Maggie hoche la tête. « Considérez que c’est fait. » Elle se met debout et se frotte les mains pleines de poussière sur les jambes de son treillis. « J’ai quelques bâches à l’arrière de ma jeep. Je vais les apporter et on va commencer à ramasser les preuves. »
Dakota se lève également et regarde vers Kirsten encore un moment. « Je vais contrôler quelques zones propices. Cet endroit pue l’embuscade. »
« Ça oui », approuve Kirsten en regardant autour d’elle. Elle lance un rapide coup d’œil dans la direction de Maggie puis revient vers Dakota, un sourire doux et timide sur les lèvres. « Fais attention, Ok ? »
Koda lui fait un clin d’œil et lui lance un sourire mégawatt qui fait voir des étoiles à Kirsten. « C’est d’accord. »
Heureusement, la rougeur de Kirsten diminue avant que Maggie ne revienne, les bras chargés de bâches et de plusieurs boites de gants en latex. « C’est vous l’expert, Doc », dit-elle en souriant, posant son fardeau sur le sol près de la jeune femme. « Faites-moi savoir ce que vous voulez que je fasse et j’obéis. »
Kirsten la remercie d’un sourire et tire sur les gants, tapote le sol près d’elle et commence à montrer à Maggie ce qu’elle cherche exactement. Au bout de quelques instants, elles sont concentrées sur leur tâche.
*******
Ce n’est que quelques heures plus tard alors que le soleil est sur le point de se coucher, que Kirsten se lève et étire ses jambes ankylosées comme de bouts de bois. La concentration intense et la recherche de parties androïdes minuscules sans l’avantage de ses lunettes lui ont donné un mal de crâne assez fort pour faire succomber une charge d’élans. Elle s’étire, et grogne de plaisir mélangé à de la douleur lorsque ses vertèbres craquent le long de son dos, luttant pour se remettre en ligne contre les ravages de l’inactivité et de la mauvaise posture.
A côté, Maggie range le reste de l’équipement dans la jeep, et prend soin de l’attacher avec soin, surtout à cause de la brise rude du soir qui s’est soudain levée.
Kirsten lève les yeux vers le sol maintenant dénudé, puis à l’ouest, vers le soleil couchant. Elle regarde le ciel empli de couleurs avec une sensation de mélancolie presque plaisante. Sa journée a été longue, sa nuit promet de l’être encore plus, mais elle se sent… comblée. La tâche qui l’attend est de celles où sa compétence est prouvée, elle se fait confiance. Plus que de courir ligne après ligne et bit après bit de code fragmenté sans horizon. Plus que de jouer au chef titulaire pour les âmes perdues et brisées.
Ils en avaient perdu une aujourd’hui. Une femme d’un certain âge que pratiquement tout le monde au campement adorait. Elle avait perdu toute sa famille dans une descente, ne réussissant à sauver sa vie qu’en restant clouée sous le corps de l’homme avec qui elle avait partagé sa vie et son cœur pendant plus de cinquante ans. Les enfants de la base voletaient autour d’elle comme des abeilles autour d’un pot de miel, et elle semblait vraiment contente de les bousculer. Mais à la fin, la famille qu’elle avait gagnée ne put remplacer la famille qu’elle avait perdue, et ils l’avaient trouvée ce matin-là, un flacon de cachets vide près d’elle.
Ça avait été le troisième suicide en trois semaines, et les gens… trop de gens… attendaient d’elle des réponses qu’elle n’avait pas.
Ici, cependant, c’est un travail qu’elle sait faire, des questions auxquelles elle sait répondre, un endroit où elle se sent presque à l’aise, et si elle peut admettre des secrets profonds à elle-même, où elle vaut quelque chose.
Sa rêverie est stoppée par l’apparition soudaine de Dakota, qui approche depuis la direction du soleil couchant. La brise écarte en soufflant ses fins cheveux noirs de jais de son front et ses yeux acérés brillent d’une couleur qui semble émaner de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. Ses bras musclés balancent librement, pleinement exposés par la chemise en coton sans manches qui ballotte et sursaute contre un simple haut noir qu’elle porte en dessous. Son jean, déchiré et délavé, s’accroche à tous les bons endroits alors que ses longues enjambées souples, presque trop sûres, la font s’approcher rapidement.
A la regarder, cette beauté avec le soleil dans son dos qui revêt son corps d’or pur, Kirsten est encore une fois frappée par sa perfection délicate, sauvage, indomptée, tout autant que la femme qui l’incarne si aisément. Son regard reste fixé sur cette vision comme s’il était collé là, et elle sent un tiraillement curieux, une lourdeur et une plénitude qui ne peut être rien d’autre que de l’attraction. Et pourtant, attraction semble être un mot trop faible pour ce qu’elle ressent. Haut, acéré, presque douloureux, c’est à ses racines, et elle finit par l’admettre, du désir. Pur et sans entraves et si irrésistible qu’en fait, et c’est une première pour elle, elle sent ses articulations faiblir, et pourtant chaudes, comme si elles étaient remplies d’un feu liquide. Ça lui fait vouloir faire des choses auxquelles, franchement, elle n’avait jamais pensé auparavant, et ces pensées sont autant terrifiantes que grisantes.
« Et bien, c’est le dernier », commente Maggie, qui vient près de Kirsten et atterrit presque dans son orbite sans le vouloir. Elle lance un regard à la jeune femme alors que Kirsten hoquette et porte la main à sa poitrine. « Vous allez bien ? »
« Oui, ça va », se dépêche de la rassurer Kirsten. « Je… réfléchissais juste… au sujet d’un truc. »
Saisissant les couleurs vives de Kirsten, ses pupilles dilatées et l’énergie qui semble sortir d’elle en vagues, elle suit la direction du regard lourd, et sourit d’un air narquois, ayant une soudaine idée précise de ce ‘truc’ auquel pense Kirsten. « Mm. Hm. Elle est superbe, non. »
Kirsten tourne brusquement la tête, le visage tellement empli d’émotions nues que Maggie regrette instantanément de l’avoir taquinée. « Hé », dit-elle doucement en posant la main sur l’épaule de la jeune femme, « c’est bon. Vraiment. »
« Mais… je… »
« C’est bon. Je vous le promets. »
Ces mots calment un peu Kirsten et elle hoche la tête, laissant passer un long soupir de soulagement. « Je ne suis pas habituée… à ressentir cela », confesse-t-elle calmement.
« Ça ira. Croyez-moi. Je ne dirai pas que ça passe avec le temps, parce qu’on parle de Dakota là, et il faudrait être aveugle pour ne pas voir les étincelles que vous créez à être simplement dans le même endroit, mais je pense que vous serez capable de vous débrouiller très bien. »
« Je l’espère », dit Kirsten dans un souffle, se ceignant figurativement les reins alors que Koda arrive à distance d’écoute. « Je l’espère de tout cœur. »
« En direction et depuis l’ouest », déclare Koda qui semble ne pas remarquer l’état plutôt paniqué de Kirsten. « Ils attendaient allongés juste derrière cette petite crête là-bas, en dehors du champ de vision de Tacoma. » Les autres suivent la direction de son geste des yeux. « Personne n’aurait pu les voir avant qu’il ne soit trop tard. »
« Définitivement une embuscade, alors », grogne Maggie, les mains sur les hanches.
« C’est ce que je dirais. Je n’ai pu les pister que jusqu’à la route suivante. Je les ai perdus là. » Dakota semble un peu dégoûtée d’elle-même.
« Mais ils se dirigeaient vers l’ouest », fait remarquer Kirsten.
« Ouais. Plein ouest. » Elle regarde Kirsten, le sourcil dressé.
« Juste une autre pièce du puzzle », répond celle-ci. « Je pense qu’on a fait le maximum ici. » Elle regarde Maggie. « Vous pensez que je peux emprunter deux ou trois de vos techniciens ? »
« Emprunter ? » Demande Maggie en souriant. « Vous pouvez les avoir avec mes compliments. La plupart d’entre eux s’ennuient tellement que ça me met au bord de la crise de nerfs ! »
« Et bien, il ne m’en faudra que deux ou trois. Plus ils savent se taire, mieux c’est. »
« Vous pensez qu’on a une fuite. »
« Et une grave », dit Kirsten en soupirant. « Si on laisse penser à qui que ça peut être qu’ils s’en sont sortis, on pourrait avoir une chance de tout découvrir. »
« Je connais les deux bons alors. Je vais leur dire de venir vous voir dès que nous serons de retour à la base. »
« Merci. »
« Pas de problème, Dr King. Pas de problème du tout. »
« On y retourne maintenant, oui ? »
Sa seule réponse est un clin d’œil.
*******
Le soleil est couché depuis plusieurs heures quand Kirsten étale les dernières pièces minuscules de l’ex-androïde sur la grande table, dans un bureau de bonne taille, bien que vide, que Maggie lui a dédié. Le nombre de morceaux de métal tordu et mêlé se chiffre à des milliers, et Kirsten les regarde, hébétée, et pas certaine de où commencer. Elle soupire bruyamment et se passe la main dans les cheveux.
« Longue journée, hein ? » Demande doucement Koda depuis l’autre bout de la table.
« Longue nuit », réplique Kirsten, en soulevant un des grands morceaux pour jouer avec avant de le reposer sur la table. « La vache, quel bazar. » Elle soupire à nouveau. « Si je ne pensais pas qu’une partie de nos questions peut être cachée là-dedans… quelque part… je serais tentée de tout remballer et de le jeter à la décharge. »
« J’ai la foi. » Se repoussant de la table, Koda s’approche de Kirsten. « Viens ici. »
Celle-ci entre obligeamment dans le cercle des bras de Dakota, grognant d’un contentement las alors qu’ils se referment autour d’elle dans une étreinte confortable. « Merci », murmure-t-elle, en s’enfouissant pour laisser l’odeur et la force calme de Dakota l’entourer telle une couverture vivante.
« A ton service », répond Koda, en effleurant les cheveux fins de Kirsten de ses lèvres.
Un timide coup frappé à la porte fait relâcher sa prise à Koda, bien que Kirsten se retient à elle comme si sa vie en dépendait. « Ça doit être tes techniciens. »
« On peut pas faire comme s’il n’y avait personne ? Peut-être qu’ils vont partir ? »
Un nouveau coup, plus fort cette fois, suivi par un « Madame ? Madame la Présidente ? »
Kirsten grogne.
« Madame ? Vous êtes là ? La colonel nous a envoyés. »
Dakota se désengage doucement de l’étreinte de Kirsten, puis baisse la tête et pose un baiser doux et absolument pas chaste sur ses lèvres. « Il faut que j’aille voir mes patients », dit-elle après un long moment merveilleux. « Amuse-toi, et on se voit ce soir quand tu rentres à la maison, ok ? »
« La maison ? » Demande Kirsten, avec la tête qui lui tourne. « C’est où déjà ? »
Dakota se met à rire et touche la joue de Kirsten, puis elle se retourne et se dirige vers la porte. « A plus tard. »
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