La Maison de Lao (The House of Lao)
copyright Mai 2001
Traduction : Fryda (1er trimestre 2008)
Avertissements de l’auteure :
1. Les personnages ne m’appartiennent pas, c’est juste que j’aime écrire à leur sujet.
2. Les choses que vous aimeriez connaître à l’avance dans cette histoire sont : des mentions de sexe non consensuel dans le passé d’un des personnages, un peu d’anxiété, un peu de violence, et de belles descriptions d’amour physique entre des femmes.
Description : vous êtes-vous jamais demandé ce qui ce serait passé si Xena s’était conquise elle-même il y a toutes ces années en Chine et était devenue la Princesse Guerrière de Lao Ma ? L’histoire se situe dans cette réalité et se produit (pas neuf, ni onze) mais dix ans plus tard.
Remerciements : aux gentils membres du Cercle Bardique pour leurs avis. A Sam Reifler pour ses traductions du I King (Yi-King).
Note de la traductrice : si l'auteure dit avoir déposé un “copyright” sur son oeuvre, le droit sur internet ne le prévoit cependant pas à ce jour à ma connaissance ; je n'ai pas demandé, ni reçu d'autorisation de l'auteure pour cette traduction libre, amateur, mais surtout non rémunérée, je tiens à le préciser, de même que pour l'édition faite ici (blog de Guerrière et Amazone et le wiki). Néanmoins merci de respecter la volonté de l'auteure et de ne pas éditer l”histoire ou sa traduction, de manière “sauvage”.
Une fois ces précautions juridiques établies, merci surtout de prendre le temps de lire cette histoire qui retrouve une certaine actualité avec la rediffusion de la série en ce début d'année 2008.
J'ai pris par ailleurs la liberté de présenter la traduction en trois parties pour l'édition, ce qui n'est pas le cas de l'original.
***
Partie I
Nous sommes soûls et jouons à ce jeu avec les plaques. Je ne me souviens pas du nom du jeu mais je sais que je vais gagner. Je gagne toujours. C'est agréable d'avoir quelques certitudes dans la vie. Nous sommes allongés sur des grands coussins posés sur le sol, sur un énorme balcon. Je regarde dans la nuit étoilée, vers les voilages rouges et jaunes qui bougent voluptueusement dans le vent léger. Il fait sombre et nuageux et je commence à m'ennuyer. A l'intérieur, il fait moins sombre ; orangé et chaud. Les coussins sur lesquels je suis allongée portent des petits miroirs cousus. Le plafond de la pièce est haut, l'ameublement rare et bas. Simple et élégant. J'ai autant l'impression d'être dans la pièce que de flotter au-dehors dans la nuit.
Je crie. « Borias, vas-y ! »
« Quoi ? » Visiblement, je l'ai surpris.
« C'est ton tour. On peut s'arrêter si tu veux... »
« Non, non », dit-il distraitement, en regardant ses plaques d'un œil morne
Je lève les yeux au ciel et j'allume le hooka, inhalant profondément ; la fumée me fait pleurer et je le passe à Lao Ma qui l'accepte avec un petit sourire. Je n'ai jamais vu quelqu'un se tenir aussi bien en étant aussi ivre qu'elle. Je sais qu'elle en a pris autant que moi et pourtant, elle a l'air aussi sobre qu'elle l'était au petit déjeuner. Et elle est belle, ses longs cheveux noirs flottant librement autour d'elle, avec juste la petite rougeur sur ses joues qui montre son état d'ébriété. Je m'allonge sur les coussins et je fixe les nuages qui bougent paresseusement dans le ciel nocturne. Un gong résonne bruyamment et je ramène mon attention dans la pièce. Nous échangeons des regards. Je ne sais pas à quoi ils pensent, mais je m'ennuie. J'aimerais bien danser, tiens. Danser, ce serait bien. Tout en changeant de position, je cogne « accidentellement » avec mon pied la table basse sur laquelle est posé le jeu.
« Oups », dis-je en lançant à Lao Ma ce que j'espère être mon sourire le plus espièglement charmeur. Elle fait semblant de froncer les sourcils. « Je gagne. »
« Et Xena gagne encore », dit Borias, en me tapant les côtes avant de finir son verre de vin. Il s'en verse un autre et je lui tends le mien pour qu’il le remplisse.
Deux soldats entrent dans la pièce, tenant entre eux une jeune femme si stupéfiante que je me redresse brutalement et ne peux m'empêcher de la fixer du regard, mon vin et mon ennui immédiatement oubliés.
« On l'a trouvée cachée sur un de vos navires marchands de retour de Rome », explique l'un des soldats à Lao Ma. « Elle porte des marques romaines. »
Cette femme fait une tête de moins que moi, elle a les cheveux courts, blonds et sales. Elle porte des haillons gris rugueux ; un autour du torse, qui couvre ses seins, l'autre arrangé dans ce qui ressemble à une jupe. Bien que sa condition me brise le cœur, je ne peux pas m'empêcher de remarquer que ses muscles sont incroyables, qu'ils brillent comme du cuivre dans la lumière pâle. Elle est belle et elle irradie la force et la colère. J'observe les muscles de ses bras retenus pour ne pas se libérer de l'emprise des soldats. Elle pourrait facilement le faire mais elle choisit le contraire.
« Lâchez-là et laissez-nous », dit Lao Ma, et les soldats lui obéissent. La très belle femme reste là, à fixer le sol. « Viens t'asseoir avec nous », dit doucement Lao Ma. La fille ne bouge pas. Je vois sa poitrine monter et descendre rapidement au rythme de sa respiration et ses poings se serrer convulsivement le long de son corps.
Je n'ai pas cessé de la regarder depuis qu'elle est entrée dans la pièce. Elle finit par lever les yeux vers moi et croise mon regard. Tout devient soudainement liquide, de mes entrailles à l'air qui m'entoure. Ses yeux clairs reflètent les flammes des hautes chandelles près de nous, et je... j'ai rencontré beaucoup de gens, mais aucun ne m'a fait ressentir ceci la première fois que je les ai vus. Même pas Lao Ma, et croyez-moi, ma première rencontre avec elle a été comme un coup de poing dans l'estomac. Tout ça est effrayant.
« Personne ne va te faire de mal. Tu es libre maintenant. Je m'appelle Lao Ma, s'il te plaît, dis-moi ton nom », dit Lao Ma de son ton le plus séduisant. Mais la femme ne répond toujours pas et elle recommence à regarder le sol. « Tu peux me comprendre ? »
Au bout de quelques instants, la guerrière finit par hocher légèrement la tête.
« Tu peux parler? » Demande Lao Ma. La femme magnifique ne répond pas. Je sens le regard de Lao Ma sur moi. Je la regarde, me sentant idiote à fixer la fille. Il y a quelque chose en elle de si féroce et de si doux à la fois que je voudrais que cela me dévore. En fait, le processus a déjà démarré, et je peux voir que Lao Ma le sait.
« Petite », je l'entends dire à la fille, « je pense que tu as besoin d'une amie en ce moment. Je te présente Xena, Princesse Guerrière de Chine. Tu peux rester avec elle et elle sera ta gardienne jusqu'à ce que tu décides de l'endroit où tu veux aller et de ce que tu veux faire. »
« En d'autres termes », dit doucement Borias, « tu es montée sur le bon bateau. »
La fille le regarde et il lui offre son beau et chaleureux sourire. Elle garde sa sombre expression.
« Bon, il est tard. Retirons-nous pour la soirée. » Et nous voilà congédiés par l'Impératrice de Chine.
J’entends le son des cals sur les pieds de la fille qui effleurent le bois poli du sol derrière moi alors que nous allons vers ma chambre. Ce n'est pas la première fois que Lao Ma assigne une âme perdue à mes bons soins, mais c'est la première fois que l'âme en question touche la mienne aussi rapidement ; le sentiment est si intense qu'il en semble impossible. Quelque part, ça le rend plus facile à assumer ; comment penser l'impensable ? On ne peut pas. Tout ce qui nous entoure est couvert de tissu rouge brodé d'or. Des gongs énormes décorent les murs, des vases délicats sont posés sur des piédestaux, tous les détails représentés par des sculptures de dragons et de têtes de singes. J'y suis habituée. Tout est si beau et élaboré, pas du tout comme en Grèce, avec le bois nu et les meubles rustiques dont j’avais l’habitude là-bas.
Nous entrons dans mes appartements, dans la pièce principale. De l'autre côté de la pièce, de grandes fenêtres, des rideaux verts en tissu lourd, un énorme bureau près de la fenêtre. Une cheminée sur la droite, un divan bas juste devant, la porte donnant sur ma chambre. La salle de bains se trouve sur la gauche, et je sais qu'un bain chaud nous attend.
« Femme sans nom », dis-je pour attirer son attention. « La salle de bains est par là ; s'il te plait, va à ton gré et prends ton temps. »
Elle me regarde. Je la regarde. Je ne veux pas penser à la dernière fois qu'elle a dû prendre un bain ; probablement pas depuis Rome.
« Je sais que tu me comprends. Pourquoi ne vas-tu pas prendre simplement un bain ? Va. »
Elle regarde le sol.
« Tu n'es plus une esclave », dis-je. « L'esclavage n'existe pas en Chine. Je te le promets. Nous sommes les dirigeants au cas où tu ne l'aurais pas deviné. Lao Ma écrit les lois et Borias et moi nous les faisons respecter, alors je te promets que tu es en sécurité. Tu ne veux pas prendre de bain ? »
Pas de réponse. Je m'avance et me tiens près d'elle. « Voici comment ça marche », je lui explique en me tournant pour faire face à la salle de bains, puis j'entre lentement. Elle me suit.
La pièce est simple et carrée. Une grande lanterne en papier pend dans chaque coin, un divan bas est appuyé contre chaque mur. Il y a un foyer pour chauffer l'eau, et des étagères de bouteilles et des jarres des choses dont je ne me sers pratiquement jamais.
« Tu viens de Grèce ? » Je lui demande, en la regardant jeter un coup d'oeil circulaire à la pièce. Elle hoche la tête, une expression de méfiance sur le visage. Je vais vers une étagère et je choisis de l'encens et des savons, ainsi que des lotions parfumées avec des herbes et des fleurs de mon pays natal. Peut-être que cela lui rappellera sa vie d'avant, sa liberté. Cela pourrait aussi l'attrister, mais j'accepterais n'importe quelle réaction.
« Est-ce qu’il va falloir que j’entre dans le bain pour que tu y ailles ? » Je demande, en fixant la grande baignoire carrée couverte de tuiles, qui occupe tout le centre de la pièce. De la vapeur en sort. Il y a des espions dans le palais qui ne sont là que pour deviner le moment où nous rentrons dans nos appartements pour que l’eau soit toujours chaude. C’est un détail que la fille d’une aubergiste sait apprécier.
« Si tu ne retires pas tes vêtements, blondinette, je viens et je te les enlève moi-même, et ensuite je te porte pour te coller dans la baignoire. »
La petite femme musclée me regarde alors que je me penche pour allumer l’encens depuis le foyer ; me jauge-t-elle pour savoir si elle peut me battre ?
« Tu as combattu au Colisée ? » Je lui demande.
Elle hoche la tête. Etant donné que je n’ai jamais perdu un combat quand j’ai toutes mes capacités, je me dis que je pourrais la battre, mais pas de loin.
« Tu t’es échappée ? »
Pas de réponse.
« Entre dans le bain. » Rien. « Bien. » Je ferai ce qu’il faut pour éviter d’avoir de la saleté romaine dans mon lit. Je retire mon pantalon et ma chemise en soie noire et je les pose avec précaution sur un divan, comme Lao Ma m’a appris à le faire il y a bien longtemps ; elle disait que je maltraitais mes vêtements, comme tout le reste. Elle avait ri et j’avais froncé les sourcils. Je fronce tout le temps les sourcils depuis.
J’entre dans la baignoire, et je me laisse glisser dans l’eau chaude jusqu’à ce qu’elle recouvre mes seins. Je ne regarde pas la gladiatrice enlever ses haillons et entrer à son tour pour s’asseoir face à moi. Je prends un morceau de savon et je lui en tends un. Je commence à me laver et je la vois qui renifle le savon avec les yeux fermés.
« Je suis née en Grèce, à Amphipolis », je dis. « L’odeur de coriandre me rappelle toujours le pays. »
Nous sommes assises dans la baignoire, à sentir le savon et à nous laver. Elle a beaucoup de tatouages. Bien que les marques de César recouvrent son corps, elle reste étonnamment belle. J’arrive à évoquer son nom à lui sans me mettre en colère. Cela a pris des années. Je sens toujours la haine, et la douleur de sa trahison, mais je peux me contrôler maintenant, même si j’ai une nouvelle raison de le haïr. Sur son bras, on lit : « Minerve. »
« C’est comme ça qu’on t’appelle, ‘Minerve’ ? »
Pas de réponse.
« C’est comme ça que je dois t’appeler ? »
Pas de réponse.
« C’est quand la dernière fois que quelqu’un t’a dit ‘tu es belle’ ? »
Elle rougit et regarde l’eau d’un air presque furieux. Et la voilà, la petite fille grecque sous la cuirasse de la guerrière. La flatterie peut être un bon moyen d’obtenir des informations.
« Ben c’est vrai. Ne t’inquiète pas, je ne suis pas en train d’essayer de te séduire. Remarque, ce n’est pas que je ne voudrais pas… si les circonstances étaient différentes. »
Je suis impressionnée par le fait que je suis soûle et dans ce bain chaud avec cette femme nue magnifique dont l’âme s’élance pour embrasser la mienne, et que je ne suis pas en train de la séduire. Faut croire que je me suis vraiment conquise après tout. Elle lave son corps presque craintivement ; j’imagine qu’elle est tellement habituée à avoir des blessures terribles et des bleus qu’elle est surprise de ne pas tressaillir à son propre contact. Ses muscles sont stupéfiants, si épais et pourtant elle est si bien proportionnée pour sa taille. Sa peau est douce et brunie par le soleil, à l’exception des tatouages et des cicatrices. Une part d’elle est très consciente de ma présence, consciente que je pourrais m’avérer dangereuse à n’importe quel moment. Nous nous baignons en silence pendant un moment. Gagner sa confiance va être un véritable défi.
Nous sortons de la baignoire et enfilons de longues chemises de nuit en soie. Je réussis à ne pas la regarder pendant qu’elle s’habille. Je lui montre qu’il y a de la nourriture sur la table près de la fenêtre mais elle ne regarde même pas. Elle me suit dans la chambre à coucher, une petite pièce qui est quasiment occupée par un grand lit. Il y a une fenêtre sur un côté, et le tissu soyeux et sombre qui est rassemblé au centre du plafond, pend le long des murs pour créer un rideau autour du lit.
« Impressionnant, non ? »
Elle regarde le lit puis moi puis le lit à nouveau, et ensuite le sol ; l’expression neutre revient sur son visage.
« Ecoute, ma fille », dis-je doucement, en allant vers le lit. « Je suis Xena, Princesse Guerrière de Chine, je ne prends pas les femmes contre leur gré. Si tu m’insultes encore une fois, et bien… je ne te connais pas encore assez pour savoir ce qui pourrait t’effrayer, mais considère-toi comme menacée. Alors mets-toi au lit et dors, et peut-être que demain matin tu commenceras à me faire confiance. »
Elle se met au lit. Je souris de satisfaction en soufflant les chandelles. Bien que je ne sois pas habituée à avoir quelqu’un près de moi quand je dors, je plonge dans les bras de Morphée facilement et j’y reste heureuse plusieurs heures. Je suis sortie de mon sommeil assez tôt par un mouvement à côté de moi dans le lit. Je me souviens que la fille est là, et ses sursauts et ses tremblements me disent qu’elle fait un cauchemar. Je peux l’entendre essayer de crier, un murmure rauque et sans mot. Je connais exactement le genre de cauchemar qu’elle fait. Le genre où on est déjà terrifié et où on crie, et on crie sans pouvoir émettre le moindre son : la panique totale. Il faut que je la réveille et je fais la première chose qui me vient à l’esprit. Je prends la chope en céramique sur la table de chevet et je la lance aussi fort que je peux dans le coin de la pièce près de la porte. Je fais semblant de dormir quand la guerrière bondit en position assise, sans savoir que c’est un bruit qui l’a réveillée, juste qu’elle est éveillée et plus dans le terrible endroit de son rêve. Je l’écoute essayer de calmer sa respiration, et à la fin, ça me replonge dans le sommeil.
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Je me réveille le lendemain matin, avec la gueule de bois et des douleurs sur tout le corps. J’ouvre les yeux et je vois la jeune gladiatrice blonde près de la fenêtre, en train de regarder la Grande Muraille de Chine au loin. Ses cheveux courts sont coiffés vers l’arrière et elle a une allure magnifique dans la chemise de nuit en soie rouge. Elle est complètement immobile, sa respiration inaudible. Je voudrais aller vers elle et la prendre dans mes bras, mais il faut que je sois subtile. Elle n’a pas du tout l’habitude d’être réconfortée physiquement, ne croit pas en la tendresse. Elle me rappelle moi-même ; le jour où Lao Ma m’a ramenée chez elle et m’a lavé les cheveux. Il m’a fallu toute ma force mentale pour rester dans l’eau et me soumettre à son doux contact. La gladiatrice ne se cache pas elle, et elle n’est pas estropiée comme je l’étais, elle pourrait facilement partir avant que je ne réussisse à l’atteindre. Il faut que je la traite comme un chat que je voudrais apprivoiser ; il faut que je la rende curieuse, que je l’amuse, que je lui donne envie de rester.
Elle se retourne et me regarde en train de l’observer. Je souris et lui dis bonjour, et aussi que je suis contente qu’elle soit encore là. Je fais un geste vers la penderie et je lui dis qu’elle peut porter ce qu’elle veut. Elle ne bouge pas. J’enfile un pantalon en soie bleu-gris et un haut assortis. Elle me regarde m’habiller et ensuite regarde les vêtements jusqu’à ce qu’elle trouve quelque chose de plus petit, presque de la même couleur et dans le même style.
« Tu ne veux pas te faire remarquer, hein ? » Je lui souris. « Ne t’inquiète pas. Il n’y aura que Lao Ma et Borias. Tu les as rencontrés hier soir. Ils sont tous les deux vraiment très gentils. » Alors que nous traversons la salle à manger, je m’étonne moi-même. Affirmer à quelqu’un que Borias est un gars sympa. Les dieux me sont témoins que les temps changent ! Je me souviens de l’époque où il… bon, en tout cas il n’a jamais tué de femmes ou d’enfants.
Aujourd’hui, Borias a la gueule de bois. Il est assis à l’énorme table en or dans notre salle à manger privée, le dos vers la fenêtre, et il regarde sa nourriture d’un air absent avec les yeux rougis. Lao Ma, bien entendu, a un air charmant et frais, les cheveux parfaitement mis, assise droite et haute dans sa chaise. Je la regarde et elle me sourit. La gladiatrice et moi sommes assises l’une à côté de l’autre, face à l’énorme fenêtre et au merveilleux soleil du matin. Le ciel bleu a l’air de vouloir durer toute l’éternité, et peut-être que c’est le cas. La table est longue et couverte de plats et d’assiettes. Je prends l’assiette de ma petite protégée et je la remplis de choses dont je pense qu’elles sont délicieuses, espérant qu’elle en aimera quelques-unes.
Je décide de commencer la journée en brossant dans le sens du poil le chien qui m’a mordue. Après tout, pourquoi pas ? Je n’ai rien de prévu, pas de mission pour la princesse-guerrière aujourd’hui. Je me verse un grand gobelet de vin rouge ainsi qu’un autre pour la gladiatrice.
« Bonjour », lui dit Lao Ma. Elle ne lève pas les yeux de son assiette. Puis à moi : « Est-ce qu’elle t’a parlé ? »
« Non », dis-je prosaïquement, comme si ça m’importait peu. « Mais je me doute qu’elle va bien finir par le faire. »
« Peut-être qu’on devrait l’appeler Gentil Dragon ? » Demande Lao Ma en la regardant avec intensité.
« Elle a plutôt l’air d’un Dragon Furieux en ce qui me concerne », dit Borias chaleureusement, en souriant à la fille.
« Et si elle n’était pas un dragon ? » Je demande.
« C’est un dragon », dit Lao Ma. « Attends de voir. »
Le visage de la gladiatrice est rouge devant toutes ses taquineries. Elle lève lentement la main et montre le tatouage d’un tigre sur son avant-bras.
« Un tigre ? » Je demande. « Quel genre de tigre ? » Je sens les regards de Lao Ma et de Borias sur moi, au vu de l’intensité avec laquelle je fixe la jeune femme. Comme on pouvait s’y attendre, elle ne répond pas. « Alors ce sera Tigresse. Pour l’instant. »
« Que vas-tu faire de ton jour de congé, Xena ? » Demande Lao Ma. Elle n’a jamais besoin d’un jour de congé, elle. Elle est heureuse d’être toujours responsable.
« Je me disais que je pourrais faire faire un tour du propriétaire à Tigresse. »
« De la propriétaire, tu veux dire », marmonne Borias. Je peux voir du coin de l’œil que Tigresse mange et je ne veux pas interrompre cela en cognant Borias. Alors je me contente de sourire. Lao Ma secoue la tête dans ma direction.
Après le déjeuner, la jeune femme et moi nous allons vers les étables. Elle me permet de la soulever pour l’installer derrière moi sur un superbe étalon noir que j’appelle Désir, et nous chevauchons lentement loin du palais, à travers les campagnes verdoyantes sans fin.
« Je vais te faire faire une visite guidée pour te donner une idée de ce à quoi ça ressemble, pour voir si tu as des affinités », dis-je, en tournant la tête autant que je peux et en parlant fort à cause du vent. « Mais tu pourrais aller n’importe où dans le monde. Tu as vu des endroits intéressants ? »
« Juste en rêve », dit-elle dans mon oreille. Sa voix est profonde et pleine d’émotion, ça valait la peine d’attendre.
« Je comprends tout à fait ce que tu veux dire », lui dis-je, en savourant le contact de ses mains sur mon estomac. « Ne te méprends pas, j’ai mené une vie très intéressante, mais ce n’est pas la même chose que d’avoir les choses dont on rêve. » Par Hadès, d’où est-ce que ça sort, ça ? C’était vraiment, vraiment idiot. « Tu t’appelles comment ? » Je demande, en espérant que ça va faire passer ça.
« A quoi tu rêves ? » Demande-t-elle. Ses lèvres touchent accidentellement mon oreille et je la sens se reculer rapidement ; un éclair traverse mon corps.
« Je te le dirai quand tu me diras ton nom. »
« Je n’ai dit mon nom à personne depuis que je suis esclave », dit-elle.
« Et je n’ai jamais raconté mes rêves à personne », dis-je, contre-attaquant.
Alors que nous chevauchons, je ralentis le cheval et je lui montre des choses. Ce n’est pas que le magnifique paysage de Chine ait besoin d’explications. L’air frais et le soleil ont l’air de lui faire du bien, et son visage s’anime presque tandis que nous explorons les terres de Lao Ma.
Nous nous tenons au sommet d’une montagne depuis laquelle on peut voir plus de la Chine qu’il est possible de n’importe quel autre endroit. Je lui explique que tout ça appartient à Lao Ma. C’est infini et magnifique.
« Au début, je ne comprenais pas, je pensais que c’était simplement un pays et que contrôler le pays vous donnait le pouvoir. Lao Ma m’a appris comment le pays lui-même contient le pouvoir. » Je m’interromps et je ris. « Je pensais que je connaissais tout du pouvoir, comment l’obtenir, comment le garder, la meilleure manière de l’utiliser. J’étais si bête. J’ai fait des choses terribles avant Lao Ma… »
Ma compagne lève les yeux vers moi un moment, puis retourne vers la vue. Je me demande quand elle est sortie de Rome pour la dernière fois, quelle est sa couleur préférée, comment serait sa peau sous mes mains. Ses cheveux blonds brillent dans le soleil. Je peux dire qu’elle savoure ses nouvelles sensations de liberté, après l’esclavage, et peut-être d’elle-même tout autant.
« Je suis vraiment libre ? » murmure-t-elle.
« Vraiment. Tu t’es enfuie. Ceci est le bonus. » Je lui souris et elle lève les yeux vers moi.
« Merci, Xena », me dit-elle gravement.
« De rien », dis-je, ressentant soudain l’émotion et changeant de sujet. « Regarde ces nuages. Un orage se prépare. »
Nous chevauchons rapidement à travers les champs en direction du palais. Alors que le ciel change de couleur à cause du vent et des nuages, les plantes viennent à la vie. Tout brille et étincelle et je sens l’excitation dans le petit corps derrière moi. Elle n’a probablement pas vu de tempête depuis des années.
« Tu aimes ça, hein ? » Je crie derrière moi dans le vent.
« J’aime quand le temps vit », me dit-elle à l’oreille, « ça me donne l’impression de vivre aussi. »
Nous descendons de cheval à l’écurie et laissons la monture. Le ciel est vert sombre à cause de la tempête, mais il ne pleut pas encore. Nous marchons toutes les deux en silence, et nous arrivons bientôt à mon préféré parmi les soixante-quatre jardins décorés de Lao Ma, qui représente les hexagrammes du Yi-King. Chacun d’eux possède une pierre à l’entrée, qui porte une inscription, et je lis la plus proche à la jeune femme.
« Cet hexagramme est appelé Kwun. Le marais au-dessus des cieux. Les pluies de l’homme supérieur profitent à ceux qui sont en dessous et ne laissent pas perdre ses dons. »
Elle me regarde avec curiosité.
« C’est dans le Livre des Mutations. De la prédiction pour soi-même. Son but principal est de conseiller celui qui est au combat, mais il s’applique partout. Chacun aspire à vivre comme l’homme supérieur. »
Des éclairs déchirent le ciel, suivis de près par le tonnerre. Je regarde la jeune femme s’étonner à la vue des sculptures inhabituelles, les petits topiaires, les chutes d’eau. Elle passe ses doigts de manière si délicate sur le sommet des buissons que je me demande comment elle a pu retenir sa douceur pour combattre dans l’arène.
« C’est merveilleux », murmure-t-elle, « Tu as tant de chance de pouvoir vivre ici. »
« Il y a plein de choses à faire dans le palais, et ceux qui y travaillent y vivent généralement aussi. Je suis sûre que nous pourrons trouver quelque chose qui occupe tes talents. Mais je veux que ce soit bien clair, tu peux choisir. Tu es libre. D’aller où tu veux, de faire ce que tu veux. Nous t’aiderons à t’installer où tu le voudras. »
Soudain, un coup de tonnerre retentit et la pluie explose depuis le ciel. Je me dis que ce n’est pas grand chose, mais la gladiatrice sourit. A la pluie, aux bancs de marbre, à sa liberté, à moi. Je souris en retour et nos regards se soutiennent plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Je pense qu’elle a commencé à me faire confiance. Et plus que ça. Ou bien est-ce mon imagination ? Je détourne mon regard.
« On n’était dehors que quand on combattait ou qu’on s’entraînait », dit-elle, en fixant la mare au bas d’une des chutes d’eau. Les gouttes d’eau dérangent la surface de l’eau en permanence. « Et quand on était à l’intérieur, il n’y avait pas de fenêtre. Une tempête, au moins on peut l’entendre. Pas une journée ensoleillée. »
« Oui, c’est vrai », j’acquiesce, en me sentant incommensurablement triste pour elle. Les doigts de sa main droite caressent les feuilles d’un buisson et elle fixe les pavés du chemin sous nos pieds.
« Six années de ma vie. On ne peut pas revenir en arrière », dit-elle amèrement.
« Je sais. Il y a quelques années de ma vie que j’aimerais revivre, mais je suis plus ou moins parvenue à m’y accommoder. »
« Ah oui ? » Elle se retourne et lève les yeux vers moi presque avec de l’espoir.
« Ça demande beaucoup de travail, mais oui, je te promets que tu recommenceras à te sentir vivante, tout comme le présent aide à supporter le passé. Je t’y aiderai. Si tu le veux bien. » Mon cœur bat fort dans ma poitrine et je sais, que les dieux soient maudits, je reconnais ce qu’est ce sentiment. Je ne l’ai jamais ressenti auparavant, mais il n’y a pas d’autre explication. Les éclairs craquent au-dessus de nos têtes, un peu trop proches à mon goût.
« Vraiment ? » Demande-t-elle, en me regardant avec intensité, droit dans les yeux, sa frange collée au front par la pluie.
« Sur mon honneur », dis-je, parce que maintenant j’ai un honneur et la façon dont elle me regarde quand je dis ça fait gonfler ma poitrine de joie. Oh, les choses que j’aimerais être pour cette femme.
Elle tend lentement sa main droite et je la prends dans la mienne. Elle est calleuse et pourtant douce, et elle épouse parfaitement la mienne. Je sens que mon corps s’est libéré, soit par le son ou par un mouvement soudain, je ne peux le dire, mais je me sens exposée. Elle continue à soutenir mon regard.
« Gabrielle », dit-elle.
« Gabrielle », dis-je à mon tour, ce nom a un goût de miel, et je souris tellement que ça en fait mal. « Parfait. Très honorée de faire ta connaissance. »
Le tonnerre gronde, les feuilles bruissent dans le vent, l’eau fait des clapotis bruyants.
« A ton tour », dit-elle, avec quelque chose approchant un sourire.
Je lui lance un regard innocent.
« Tes rêves », dit-elle rapidement, en me tenant toujours la main. Aucune main ne m’a jamais apporté ce contact.
« Tu peux me laisser un peu de temps ? C’est une réponse compliquée. »
« Aujourd’hui ? »
« Aujourd’hui. »
Nous savourons la tempête jusqu’à ce que nous soyons trempées, puis nous revenons lentement vers le palais. Dans mes appartements, nous nous séchons en face du feu, sans nous regarder pendant que nous nous changeons pour enfiler des combinaisons argentées longues et soyeuses. Dehors, la lumière est toujours gris-vert et le temps est à l’orage, mais chez moi, tout est doucement léché par la lumière de nombreuses flammes d’un orange chaleureux.
« Qu’est-ce que tu aimerais faire ? » Je lui demande.
« J’aime cette question », dit Gabrielle timidement, « on peut juste rester ici ? »
« Ça me va tout à fait, laisse-moi juste prendre deux trois choses. » Je quitte la pièce et parle à quelqu’un dans le couloir pour demander qu’on nous envoie de la nourriture et du vin. Quand je reviens, elle est assise sur le divan en face du feu, et elle a l’air d’une toute petite fille. « Toute à moi ! » Crie une partie de moi ; personne ne peut résister à l’élan de protéger quelque chose d’aussi beau. Même à mes pires moments, une partie de moi aurait pleuré devant une jeune femme comme elle ; quelque chose que Borias et moi avons toujours eu en commun. Et pourtant, ces sentiments-là sont différents, pas mélangés avec un millier d’autres émotions négatives. Borias a toujours été meilleur que moi pour… aimer les gens. Je fiche toujours tout en l’air.
Je m’assieds à l’autre bout du divan. La nourriture arrive et je nous verse un gobelet de vin. Je regarde ses lèvres pendant qu’elle boit. Elles sont si belles.
« Depuis que je suis petite », dis-je, « j’ai voulu devenir une guerrière. J’avais des frères et j’ai grandi comme l’un d’eux, et pourtant, en même temps, je me sentais différente. »
Gabrielle sourit en prenant une gorgée de son vin, et en regardant le feu. « J’étais une petite fille heureuse. Je racontais des histoires et j’apprenais aux plus petits à jouer à plein de jeux… je voulais devenir barde », dit-elle d’une voix rauque, et soudain elle se met à sangloter. Je tends la main vers elle et elle se laisse tomber sur le sol loin de moi, renversant son vin sur le tapis et sur sa robe.
« Gabrielle », dis-je doucement. Elle continue à sangloter, essayant de reprendre son souffle, tout en rampant loin de moi. Mon cœur se tord et il faut que je la suive.
« Laisse-moi tranquille », murmure-t-elle sauvagement, en me donnant un coup de pied et en se déplaçant encore plus vite vers la porte.
« Non », dis-je, et je me jette sur elle. Elle remue et me fait passer rapidement par-dessus elle, se met à califourchon sur mon torse et retient mes poignets au-dessus de ma tête. Elle fixe le sol et essaie de retrouver le contrôle de sa respiration, mais elle n’y arrive pas. Elle continue à sangloter en parlant.
« Je voulais être barde… mais mes parents non… je voulais grandir et tomber amoureuse… » Sa voix se brise et elle se tait, essayant de reprendre le contrôle. Les larmes coulent à flots sur son visage. « Je voulais raconter des histoires. Rendre les gens heureux. » Sur ces derniers mots, elle me regarde droit dans les yeux. Elle me coupe le souffle. Mon envie de l’aider est aussi puissante que celle de faire souffrir les gens qui lui ont causé cette douleur. S’ils étaient là, je les tuerais. Comme ça. Sans poser de questions.
« Je sais », dis-je doucement, en essayant de ne pas bouger, « tu ne méritais pas ce qui t’est arrivé, Gabrielle, et tu ne retrouveras jamais ce que tu as perdu. Mais tu peux toujours avoir tout ce dont tu avais rêvé. Tu peux toujours devenir tout ce que tu as toujours voulu être. »
« Raconte-moi tes rêves », dit doucement Gabrielle, la respiration plus calme, mais toujours en larmes. Elle serre mes poignets plus fort encore et me fixe.
« Déjà petite, je me sentais différente. J’ai toujours voulu que quelqu’un m’aime complètement, sans me juger. Quelqu’un qui penserait que j’étais la meilleure chose au monde, qui me ferait ressentir que je n’étais pas seule. » Voilà, c’est dit. Ma terrible vérité amène un changement dans son regard.
« Tu ne l’as pas déjà ? » Demande-t-elle doucement, ses larmes enfin interrompues.
« Tu veux dire avec Lao Ma ou Borias ? A des moments différents, j’étais très… intime avec chacun d’eux, mais ça n’a jamais été comme dans mon rêve. Et c’est du passé maintenant. Je veux dire qu’avec eux… c’est comme… »
« Xena, tu me donnes l’envie de raconter des choses que je n’ai jamais dites à personne avant toi. »
« Raconte-moi. Je veux les entendre. »
Elle rampe loin de moi, libérant mes poignets, elle s’assoit les jambes ramassées, les bras autour des genoux, et elle se penche jusqu’à ce que son front repose sur le sol près de mon oreille. Je ne vais pas me mettre en colère et jurer de la venger. Je vais l’écouter et essayer de la réconforter.
« Il était une fois une fille nommée Gabrielle », murmure-t-elle, « et elle était innocente et maligne et drôle. Un jour, des esclavagistes sont venus et l’ont emportée. Elle s’est farouchement débattue mais ils ont fini par l’assommer et l’enchaîner, et ils l’ont emmenée loin de chez elle. Parce qu’elle était jolie et qu’ils étaient mauvais, ils l’ont violée. Elle s’est farouchement débattue. Si farouchement qu’elle les a blessés, si farouchement que même quand elle était enchaînée, il en fallait au moins quatre, et les quatre repartaient avec des blessures. A la fin, ils se sont rendu compte qu’ils ne pourraient pas briser son âme et qu’elle pourrait rendre un meilleur service dans un autre genre d’esclavage… » Elle s’interrompt.
« Alors ils l’ont vendue pour qu’elle combatte dans l’arène », murmurai-je en glissant lentement ma main sur le sol vers elle, espérant qu’elle finirait enfin par la reprendre.
« Oui. Elle a appris un tas de techniques de combat différentes, du filet et du trident au combat à mains nues. Elle a appris à lutter contre des animaux sauvages et des groupes de dix hommes avec une simple dague. Et elle a appris à tuer. Elle a appris à oublier que les hommes qu’elle combattait étaient des êtres humains, même quand leur sang coulait le long de son corps quasiment nu quand elle les tenait contre elle, leur tranchant la gorge, l’un après l’autre. Il y a avait l’entraînement, le combat, la mort, et le paysage gris des murs de sa cellule. Il n’y avait aucun ami, que des adversaires potentiels ; elle a appris de la manière la plus brutale qu’il n’y avait pas d’autre option. Parfois, elle mangeait. Parfois, elle réfléchissait, ou se racontait des histoires, ou imaginait un avenir meilleur, mais plus elle restait là, moins elle trouvait d’énergie pour l’imaginaire et l’espoir. Pendant six ans, voilà comme elle a vécu, et à mesure que le temps passait, elle sentait de plus en plus s’éloigner la jeune fille qui voulait devenir barde. Le combat était tout et le combat était bon. »
« Lorsqu’elle combattait, elle se sentait presque revivre », murmurai-je. Oh comme ce sentiment est familier, la satisfaction d’un combat quand seul tuer vous nourrit. Comme les tribus qui mangent le cœur de leurs ennemis, vous tirez votre force dans votre haine de vous-même et ensuite vous êtes en phase avec la puissance. Je connais trop bien ce sentiment.
« Oui. On l’a battue et marquée. On l’a torturée pour amuser les gardes. Elle a essayé de s’évader plusieurs fois, et la torture était encore plus terrible à chaque fois, et toujours, toujours pire parce qu’elle la combattait. Mais elle continuait à lutter. Il y avait sa colère, et il y avait ses adversaires sur qui passer sa colère. Il y avait des mois, parfois, pendant lesquels elle ne parlait à personne. Elle a arrêtée de penser à ses parents, à sa maison, à sa sœur… » Sa voix se brise sur le dernier mot, et les larmes recommencent à couler. Elle prend un moment pour se remettre et je sens qu’elle voit ma main, paume levée, près de sa tête. Elle la prend, et je tiens la sienne fermement. « Parce que la fille était redoutable et belle, elle est devenue une attraction populaire dans l’arène. Ils l’ont appelée la Guerrière amazone, et un jour, on l’a emmenée de Rome à Alexandrie pour un spectacle royal. Lorsque les Romains ont quitté leur garde sur le quai, ils n’ont pas dit aux Egyptiens comment la retenir convenablement. Et bien entendu, étant des esclavagistes, et la fille une esclave, ils ont tenté de la violer, et elle les a tous tués. Elle a trouvé un navire avec des lettres étrangères sur son flanc qui quittait Rome juste à ce moment, et elle a embarqué clandestinement. Des soldats étrangers l’ont trouvée, mais ils n’ont pas tenté de la blesser. Ils l’ont retenue, mais l’ont nourrie, et ils l’ont amenée au plus beau palais qu’elle ait jamais vu. » Ses doigts resserrent leur emprise sur ma main et je les presse en retour. « C’était paisible, et les gens paraissaient bons, alors la fille a su que ce ne pouvait pas être réel. »
Les larmes de Gabrielle coulent de nouveau. Je bouge aussi lentement que je le peux jusqu’à ce que je sois assise près d’elle, tenant toujours sa main.
« Ne sois pas inquiète. Tout est réel. Tu es en sécurité maintenant. Tout ça est terminé. »
« Je n’ai jamais parlé de ces choses à personne avant », murmura-t-elle, « je sais que j’ai fait de mon mieux mais je me sens toujours honteuse. »
« Je sais. Je suis honorée que tu m’aies parlé. Je t’aiderai à voir qu’il n’y a aucune honte à avoir. »
« Je ne veux pas que ma douleur te soit un fardeau, Xena. Je ne pouvais simplement plus la retenir. »
« Gabrielle, c’est un honneur de savoir que tu me fais confiance. Je ferai tout ce que je peux pour ne jamais trahir cette confiance. »
Ses émotions l’ont épuisée ; elle se glisse dans mon lit et s’endort rapidement. Je la borde et je l’observe un moment avant d’aller rendre visite à Lao Ma. Gabrielle me stupéfait. Il faut que je me souvienne de demander à Lao Ma, je suis sûre qu’elle a le mot parfait pour décrire quelque chose qui est à la fois aussi doux et aussi puissant. Une sorte de roseau, j’imagine, qui plie sans se rompre.
Je frappe à la porte de la chambre de Lao Ma et elle me dit d’entrer. Sa salle de réception est grande et à peine meublée. Les murs portent de belles peintures, blanc sur noir, des scènes peintes au pinceau de la campagne de Chine. Tout est de sa main, et en fait, elle est justement en train de peindre quand je m’approche par derrière. Va savoir comment elle a réussi à convaincre un petit groupe de chats de dormir en tas en face de sa toile ; elle les peint rapidement, presque sans regarder son œuvre.
« Bon après-midi, Xena », entonne-t-elle délibérément alors que j’arrive à son côté.
« Hé. Joli. »
« Merci. Comment va ta petite protégée en cet après-midi orageux ? » demande-t-elle, en continuant à peindre.
« Aussi bien qu’on peut l'espérer », dis-je en rougissant. « Ça ira. Elle est très forte. »
« Je le sais. Je l’ai ressenti quand je l’ai rencontrée, tout comme je le savais pour toi. Destinée à faire de grandes choses. » Elle se retourne et me sourit. Je m’avance et l’embrasse sur la joue, serrant son épaule dans une étreinte délicate.
« Il n’y a pas de mots pour te remercier de ce que tu as fait », dis-je doucement pour la millionnième fois.
« Comme je le dis toujours, Xena, c’était toi. Regarde le petit dragon, qui la sauve, elle ? »
« C’est elle », dis-je, en comprenant enfin, « je lui tiens juste la main. »
« Et la chandelle, devant, le long du couloir obscur », dit-elle, « Prends un peu de vin. »
Je nous verse un verre à chacune et je fais les cents pas pendant qu’elle peint.
« César est un homme chanceux », dis-je, « à cause de toi. »
« Il n’a pas personnellement usé du fouet sur son dos, tu sais. »
« Quand bien même, il a de la chance. »
« C’est toi qui as de la chance, Xena, toi et elle. »
« Gabrielle », dis-je, sachant que j’y ai mis bien trop d’émotion. Lao Ma se retourne et me regarde, son visage éclatant pratiquement avec son sourire.
« Tu es déjà amoureuse ! » Elle rit. « César n’est pas une menace pour la Chine. Je te promets que, si jamais il l’était, sa vie serait entre tes mains. Je ne peux qu’espérer qu’à ce moment-là, tu n’en voudras pas. »
« Mais je n’en veux pas », je murmure, « Et je ne dirais pas que je suis, tu vois, amoureuse… »
« Qu’est-ce que tu dirais ? »
« Que, ben… tu sais, je… » Je m’interromps de nouveau, « qu’il est possible que je sois amoureuse. »
« Ahhhh. »
« Elle n’a fait que combattre pendant six ans. C’est une histoire horrible. »
« Et elle a une âme si tendre. Ça a dû être extrêmement difficile pour elle. »
« Oui, » dis-je, « sa vie n’a pas été juste. Quelque chose de moi ne peut s’empêcher de se demander pourquoi il a fallu que ça se passe comme ça. »
« Je pense qu’il n’y a pas de raison, Xena. Parfois, les choses arrivent, tout simplement. Comme lorsqu’un village entier meurt parce qu’une seule personne s’est endormie avec la couverture trop près du feu. La cause et l’effet. Les marchands d’esclaves sont venus au village de Gabrielle. Voilà pourquoi tout ça est arrivé. Il n’y a pas de meilleure raison, et même s’il y en avait une, tu ne pourrais pas la tenir dans ta main, tu ne pourrais pas l’utiliser pour effacer sa douleur. »
« Tu as toujours raison », dis-je d’un ton plaintif, « tu n’en es jamais fatiguée ? »
« Jamais », dit-elle en souriant.
Un des chats se réveille un moment, et bâille. Il nous regarde avec curiosité puis se rendort.
« J’espère que vous allez vous joindre à nous pour le dîner. »
« Tout est possible », dis-je en lui souriant alors qu’elle continue à peindre les chats endormis.
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Dans mes appartements, je retrouve Gabrielle toujours endormie dans mon lit. Comme pour tout le monde, elle a l’air plus paisible dans son sommeil, alors je fais comme si elle faisait des rêves agréables. Quand on a passé des jours à tuer des gens, les rêves plaisants sont pratiquement inexistants. Alors je la regarde quelques instants, me permettant le luxe de ressentir que tout est bien maintenant qu’elle est là. Ce qui, je le sens, est en conflit avec mon manque de foi dans le destin ; il n’y a pas de « c’est censé être », et pourtant Gabrielle est ici. Je décide que pour le moment elle a besoin de sommeil plus que de nourriture, alors je la laisse tranquille.
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Je suis en retard pour le dîner et Borias me le fait comprendre en tirant ma chaise sous moi tout en prétendant être courtois.
« Tu as beaucoup bu ? » Je lui demande.
« Juste ce qu’il faut, je pense », dit-il en buvant.
Je regarde le soleil se coucher. Des pourpres et des roses ce soir.
« Comment va Gabrielle ? » demande Lao Ma.
« Gabrielle », dit Borias d’une voix traînante en connaisseur.
« Elle dort. Elle a traversé beaucoup d’épreuves. Raconte-nous ta journée ; quels ont été les meilleurs moments ? »
Les serviteurs s’affairent silencieusement autour de nous. Les oiseaux gazouillent au loin à la lumière tombante.
« J’ai résolu des conflits fonciers mineurs ce matin, et j’ai peint l’après-midi », répond Lao Ma, « je suppose que la peinture était le meilleur moment. Et toi ? »
« J’ai chevauché avec Gabrielle, on a apprécié la tempête ensemble. Elle peignait des chats », j’explique à Borias. « Et toi ? »
« Comme tu le sais, j’ai entendu des rapports sur tout ce qui est cassé ou manquant. Ça a pris toute la journée, alors je ne peux pas dire qu’il y a eu de bons moments. Tu penses que ta passagère clandestine va rester, Xena ? Je parierais qu’il y a plein de trucs qu’elle pourrait faire dans le palais… » Il me sourit.
« Je veux qu’elle reste », dis-je, « mais je ne sais pas ce qu’elle va faire. » Je regarde mes baguettes et soupire doucement. Je me sens soudain triste ; si elle ne reste pas, et pourquoi resterait-elle, je me sentirais dépossédée.
« J’espère qu’elle va nous rejoindre pour le petit déjeuner demain. J’ai hâte d’entendre sa voix », dit Lao Ma.
Je nous verse un peu plus de vin. Soudain, je me sens détendue, comme si tout allait bien. Est-ce que c’est un des pouvoirs de Lao Ma qui me fait ça ? Je ne connais toujours pas, après toutes ces années, l’étendue de ces capacités. Si elle peut forcer un chien de chasse face à sa proie à reculer, que peut-elle faire à un simple être humain ? Alors que nous finissons de manger, Borias suggère un jeu de fléchettes. Et bien entendu, je ne suis pas du genre à laisser passer ça, alors quelques instants plus tard, les serviteurs ont débarrassé, installé la cible, servi du vin et apporté le haschisch. Parfois, je pense que diriger la Chine n’est pas une occupation si désagréable.
Les fléchettes ont été posées sur la table à mi-chemin de la cible. Lao Ma et moi, nous sommes paresseusement assises sur un divan, pendant que Borias se tient près de nous, une fléchette dans la main. Il porte un pantalon et une veste en cuir noir, ses longs cheveux noirs sont tressés en arrière. Il est assez soûl pour penser qu’il va gagner.
« Je t’en prie, Borias, tire le premier », dit Lao Ma, avec un signe de tête. Borias lève lentement la main et vise, et je m’aperçois que je regarde le tatouage sur son bras. J’ai toujours voulu avoir un tatouage mais je n’ai jamais réussi à me décider sur le motif. Heureusement d’ailleurs, autrement je pourrais aussi bien avoir « Tuez-les tous » peint sur le sein. Le tir de Borias tombe juste à gauche du centre de la cible et il s’assoit près de moi sur le divan, allume la pipe à haschisch et inhale profondément. Je regarde la fléchette aux plumes rouges de Lao Ma s’élever dans les airs au-dessus de la table comme si elle était soulevée par une main invisible, puis s’interrompre pour flotter directement au travers de la pièce vers la cible. Elle accélère soudain et se plante pile au centre de la cible. Je me souviens de la fois où elle m’a montré qu’elle pouvait briser une bouteille avec son esprit, et que je lui avais demandé de me l’enseigner. J’imaginais mal qu’il faudrait des années pour apprendre, comme tout le reste.
« Je vais aller pile entre vos fléchettes », leur dis-je en prenant une lampée de vin. Je ferme les yeux pour rassembler autant de concentration que je peux en trouver à cette heure-ci et je lève ma fléchette. J’ouvre les yeux et je la lance avec force avec mon esprit, c’est presque un acte physique. Elle atterrit deux mains sous la cible.
« Oups », dis-je, « je pense que ma concentration me lâche. Je pourrais essayer normalement ? »
« Si tu veux abandonner aussi facilement, bien sûr que tu peux », dit Lao Ma.
« Pourquoi est-ce qu’on la supporte ? » Je demande à Borias.
« Ne me le demande pas à moi », dit-il en riant.
« C’est ton tour », lui dis-je, en luttant contre moi-même. Est-ce que je veux bien faire ou est-ce que je veux gagner ? Je veux les deux, bon sang !
Borias fait un nouveau tir correct. Lao Ma se bande les yeux avec une écharpe en soie rouge ; et sa fléchette atteint malgré tout le centre. C’est plus facile de jouer contre elle dans les jeux qui demandent une combinaison d’adresse, de stratégie et de chance. Je me concentre sur ma fléchette et je la soulève de la table, priant l’univers avec une grande politesse de bien vouloir l’envoyer au milieu de la cible. Pousse ! Et hop, elle touche presque celle de Lao Ma.
« C’est toujours mieux de ne pas abandonner », dit-elle, en expirant de la fumée de haschisch sur mon visage en une longue et fine ligne. Je lève les yeux au ciel et je fais signe à Borias de lancer sa troisième fléchette. Il se lève et en prend une sur la table. Il n’a jamais voulu essayer d’apprendre à déplacer les choses avec son esprit, bien qu’il était toujours plus prompt à apprendre ses autres leçons que moi. Et je suppose qu’à certains niveaux, il l’est. Lui et Lao Ma ont beaucoup en commun, leur patience étant la première chose qui les rend différents de moi.
Borias tire. Il atteint la cible au centre juste à la droite de la fléchette de Lao Ma.
« Très joli », dit-elle. Borias et moi regardons sa troisième fléchette s’élever dans les airs. Lao Ma sourit et lui fait faire une petite danse pour nous amuser. Je ris.
« Quel est le sens de la vie, déjà ? » Je demande pour la distraire de son tir.
« Trouver la paix en toi et la partager avec le monde », dit-elle, alors que sa fléchette traverse la pièce en volant ; il ne reste plus beaucoup de place au centre maintenant. Mon tir ferait bien d’être bon ou je perds cette manche. Je me concentre pour soulever la fléchette et je vise soigneusement, ce qui est difficile à faire honnêtement vu l’angle où je suis assise. Juste au moment où j’ai rassemblé assez d’énergie et que je commence à pousser, Borias crie : « César ! » et ma fléchette touche le mur à mi-chemin vers la cible.
« Espèce de salaud ! » Je n’aime pas perdre la première manche de quoi que ce soit. Ou n’importe quelle manche, pour être honnête.
« Xena, ce n’est pas comme si tu n’avais pas tenté la même chose avec Lao Ma », dit-il en riant.
« Mais c’est différent », dis-je, sachant que je n’ai aucune excuse.
Nous jouons encore une heure environ, en parlant de choses et d’autres, en nous taquinant, puis j’annonce qu’il faut que je retourne dans ma chambre.
« Et ne commence pas », dis-je à Borias. Il ferme la bouche.
********************************
Gabrielle est réveillée, assise dans le lit, quand je reviens dans mes appartements. Les rideaux noirs ne font qu’accentuer sa beauté. Elle me rappelle la petite princesse d’un conte de fées, et le prince en même temps. C’est difficile à expliquer, comme elle peut avoir l’air sexy à la fois de façon si forte et si douce, comme si elle était à la fois le sauveur et celle qu’il faut secourir.
« Hé », dis-je, « tu as un peu dormi ? »
« Un peu », dit-elle doucement, « je suis désolée pour tout à l’heure. »
« Je t’en prie », dis-je en faisant un geste pour indiquer que ça n’a pas d’importance.
« J’ai… vraiment apprécié. »
« C’est pour ça que je suis là. »
« Te faire confiance me terrifie, Xena. Ça fait si longtemps que je n’ai même pas essayé. »
« Tu n’as pas combattu des lions à mains nues ? »
« En fait, j’utilisais des armes avec les lions », dit-elle en me souriant timidement, « ce sont les adeptes d’Elie que j’ai dû combattre à mains nues. »
« Ta présence a manqué à Lao Ma au dîner. Je lui ai dit que tu avais besoin de te reposer. »
« Elle doit penser que je suis impolie. »
« Non ! Gabrielle, Lao Ma est la femme la plus sage que j’ai jamais rencontrée. Tu veux savoir ce qu’elle a dit de toi ? »
« Quoi ? »
« Elle a dit qu’elle savait lorsqu’elle t’a rencontrée que tu étais une personne forte, et que tu avais une âme douce. »
Gabrielle rougit et a l’air heureux. « Ah oui ? »
« Oui. Je lui ai dit que j’étais d’accord avec elle. »
« Merci. Je ne peux pas te dire combien ça signifie pour moi d’entendre ça. Mais j’ai vraiment été impolie. J’aurais pu lui répondre. Je ne sais pas pourquoi je ne l’ai pas fait. »
« Hé, la première fois que je l’ai rencontrée, elle a essayé de faire de moi une alliée, et j’ai tenté de la tuer. »
« Vraiment ? »
« Entre dans le bain et je te raconterai une histoire pour t’endormir », dis-je en me demandant qui je suis devenue, par Hadès.
Nous prenons un bain et je lui raconte mon histoire avec Borias, la vie que nous menions avant de rencontrer Lao Ma. « Je l’ai vu dans une taverne pour la première fois. J’étais soûle, je m’étais battue et j’étais en colère. J’ai regardé dans la pièce et il était là, comme un prince dangereux d’une terre étrangère, et j’ai pensé, que si j’étais un homme, c’est lui que je serais. » Je m’interromps pour cause d’effet dramatique et pour attraper nos verres sur le bord de la baignoire. Je passe le sien à Gabrielle et continue mon histoire. « J’ai appris qui il était, un seigneur de guerre avec une armée, et aussi une femme et un enfant qui voyageaient avec lui. Il était extrêmement charismatique. Je savais que je pouvais apprendre des choses de lui, alors je l’ai enlevé. »
« Tu l’as enlevé ? »
« Je l’ai enlevé à son armée, à son enfant, à sa femme. Ça a été facile, j’étais bonne à ces trucs-là. »
« Tu devais être une personne vraiment différente à cette époque, Xena. »
« Sous certains aspects. »
« Qu’est-ce qui est arrivé à l’enfant de Borias ? »
« Il a fini par le retrouver, et aussi sa femme. Sa femme ne l’aime pas beaucoup et n’acceptera pas son aide, mais il leur rend visite de temps en temps dans l’année quand même, pour garder contact avec le gamin. Mais tu m’as distraite. »
« Je suis désolée. »
« C’est rien. Et Borias et moi nous sommes partis ensemble. On faisait un couple terrible. J’étais pleine de colère et de haine contre moi, je blâmais tout le monde, sauf moi, pour tout, et je passais mes frustrations chaque fois que j’en ressentais le besoin. Mon comportement me rendait encore plus haineuse envers moi-même, puis je faisais des choses pires encore, je m’en voulais encore plus, et ainsi de suite… Je haïssais Borias dans les moments où je pensais que je comptais encore pour lui, encore que ceux-ci étaient de plus en plus rares. On était mauvais et on faisait de mauvaises choses. On voulait plus, on voulait gagner, et on était assez forts et assez cruels pour avoir ce qu’on voulait. C’était le genre de vie qui ne mène nulle part, mais c’était justement là que je méritais d’aller, alors c’était le voyage parfait. Notre but était le pouvoir ultime, la domination du monde, et on a fini à la tête d’une armée plutôt grande. On était de bons chefs, et de bons combattants, et on gagnait toujours, alors les gens nous suivaient. Quand j’étais à cheval, personne au monde ne pouvait me battre, mais quand je ne l’étais pas, et bien, Borias avait plus de pouvoir que je ne l’appréciais. »
« Pourquoi quand tu étais à cheval ? » Elle boit et se penche en arrière dans l’eau chaude, en me regardant. Ce soir, l’histoire paraît encore plus éloignée dans le passé que d’habitude. Dix ans, c’est long.
« Parce que mes jambes étaient brisées. Il y a bien longtemps, j’ai fait confiance à la mauvaise personne, Jules César, avant qu’il ne devienne Empereur, et j’ai fini sur une croix, les jambes brisées. Évidemment, au bout du compte je suis arrivée jusqu’ici, mais la première partie du voyage a été un enfer. »
« Tu ne veux pas en parler.»
« Pas vraiment, non. Je ne veux jamais en parler. Rien que d’y penser aujourd’hui me fait ressentir de la colère. Je hais toujours cet homme pour sa trahison, mais je ne laisse plus ces sentiments me consumer. J’essaie de me souvenir que c’est parce qu’il m’a blessée, et que mes sentiments de douleur ne doivent pas me conduire à la violence. Contrôler ça est la chose la plus difficile que j’aie jamais faite. »
« Je peux l’imaginer », dit Gabrielle, qui semble soudain un peu grise. « C’est intéressant de voir comme nous avons fait des choses terribles toutes les deux. Ça me donne l’impression que nous sommes semblables d’une certaine façon. »
« Pas de cette façon », dis-je, presque avec colère, « tu as fait des choses terribles parce que tu le devais, je l’ai fait parce que j’aimais ça. »
« Non, c’est faux. »
« C’est faux, tu as raison. »
« On était prises au piège, toutes les deux. Maintenant nous sommes libres », dit-elle.
Je la regarde et je m’interroge. « Vraiment libres ? » Le suis-je ? On ne se libère jamais de soi-même.
Je me rends compte, alors que je me prépare à aller au lit, que j’aurais dû proposer sa propre chambre à Gabrielle. Je n’ai aucune excuse pour ne pas l’avoir fait, elle ne se sauvera probablement pas, ou bien, si elle le fait, je sais qu’elle saura se débrouiller toute seule. Être avec elle me procure du plaisir, et renier mon propre plaisir ne m’intéresse plus. Je suis de nouveau réveillée au milieu de la nuit par les peurs profondes de Gabrielle. Mes yeux s’habituent à l’obscurité et je tends la main pour lui toucher l’épaule. Sa forme endormie me répond en me collant son poing dans la figure. Mes jurons la réveillent. Elle est sonnée et désorientée.
« Tu faisais un cauchemar. J’ai essayé de te réveiller. Je pense que tu m’as cassé le nez. » Je sens le sang poisseux couler le long de mon visage et de mon cou. « Ça va aller. Je veux dire, tu n’as pas fait exprès. »
Elle s’assoit silencieusement près de moi dans l’obscurité, tremblante. Je pense que j’aurais mieux fait de casser une autre chope.
« Je vais allumer une chandelle, Gabrielle, comme ça je pourrai me nettoyer. Couvre-toi les yeux. »
Dans la lumière de la chandelle, je vois quelques larmes couler sur son visage. J’ai envie de tendre la main pour les essuyer.
« Hé. Qu’est-ce qui se passe ? »
« Tout ce que je sais faire, c’est blesser les gens », murmure-t-elle, « les faire saigner. Tu es couverte de sang à cause de moi. »
« Alors viens m’aider à le nettoyer. »
Je me lève et je vais dans la salle de bains, pour m’asseoir près du feu toujours allumé. Je verse de l’eau chaude dans un seau et je lui tends une serviette. Elle la prend et commence à essuyer timidement le sang toujours humide sur ma peau.
« Je ne pense pas que mon nez soit cassé », lui dis-je avec espoir. Je ne sais pas si quelqu’un m’a lavé le visage depuis mon enfance. Le doux toucher de Gabrielle est si agréable. J’essaie de ne pas croiser son regard, le sentiment est trop intense. A regarder son visage entre mes cils, il semble que le fait qu’elle lave le sang est la chose normale à faire. Peut-être que ce dont elle a besoin, c’est un sentiment de contrôle.
« Tu as déjà pensé à avoir des enfants ? » demande-t-elle soudain. Peut-être qu’elle pense à sa mère en train de lui nettoyer le visage, elle aussi.
« Non, j’ai été enceinte une ou deux fois, mais j’ai toujours pris les mesures appropriées. Et toi ? »
« Je n’ai jamais été enceinte, mais », elle s’interrompt, et dit, si doucement, « avoir des enfants fait partie des rêves que j’ai abandonnés. »
« Je ne peux pas t’aider directement là-dessus, mais… », dis-je en la regardant rougir, « je pourrais réfléchir à quelque chose. »
Elle finit de me nettoyer et nous retournons nous coucher, plus fatiguées encore que nous ne l’étions.
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